Les chroniques de Léoncel, 7
Pourquoi des frères convers ? Les plus anciens textes cisterciens (Le Petit Exorde de Cîteaux, La Charte de Charité) justifient cette présence. En effet les moines cisterciens doivent tirer leur subsistance du travail de leurs mains, de la culture des terres et de l’élevage des troupeaux, ce qui les autorise à posséder pour leur usage personnel un domaine temporel constitué de terres labourables, de pâturages et terrains de parcours, de forêts, de vignes, de cours d’eau et d’ étangs et situé le plus possible «à l’écart des habitations séculières». Il s’agit donc d’exploiter en faire valoir direct un domaine temporel à l’écart du monde et de tenter de vivre en autarcie. Mais la règle impose également aux moines de vivre dans leur cloître, à l’intérieur de la clôture qui le ceinture et de participer collectivement et régulièrement aux «heures» consacrées au service divin. De plus, elle interdit tout accord de quelque nature qu’il soit, avec des séculiers pour le pacage des troupeaux ou la culture des terres.
Aussi, avec l’accord de l’évêque du diocèse sur le territoire duquel ils s’installent, les moines de Cîteaux décident de recevoir des laïcs chrétiens qui se chargent de l’essentiel des tâches matérielles nécessaires à la vie d’une communauté. On les appelle «convers» ou «frères convers». On a pu écrire qu’au début les convers étaient de simple laïques célibataires, vivant au monastère et conviés aux offices religieux du matin et du soir. Progressivement, ils ont été mieux intégrés dans une communauté et un chapitre de convers et sont devenus de vrais religieux. Ils se distinguent des moines par le port de la barbe et le vêtement (une robe gris-brun) et par leur parcours. Ayant postulé, ils accomplissent un an de noviciat au cours duquel ils découvrent les obligations de la règle bénédictine. Après cette année probatoire en ce qui concerne leur vocation, ils renoncent solennellement devant le chapitre conventuel à leurs biens personnels et promettent une obéissance sans faille à l’abbé. On a parfois posé la question de l’authenticité de leurs vœux. En tous cas, les moines profès sont invités à les traiter pendant leur vie et à leur mort, «comme des frères qui participent à leurs biens tant spirituels que matériels». Mais les convers n’ont pas «voix au chapitre» et leur «profession» les écarte définitivement du statut de moine.
Nombre d’entre eux viennent du milieu paysan. Mais il arrive que des nobles ou des citadins devenus veufs souhaitent achever leur vie au monastère. N’ayant pas l’instruction exigée des moines profès et notamment la pratique du latin, ils rejoignent le groupe des convers au sein duquel ils peuvent rendre d’éminents services compte tenu de leur ancienne position sociale et de leurs relations.
Une partie des convers habitent au monastère, dans l’«aile des convers» ou aile occidentale du plan cistercien type. Ils en occupent en principe l’étage. Ils prennent leur repas dans un réfectoire particulier. D’autres vivent dans les exploitations agricoles que l’on nomme «granges» et dont l’un d’entre eux a la responsabilité avec le titre le titre de «Maître» (Magister). On trouve aussi des «maîtres» des troupeaux. Les convers apparaissent souvent dans les chartes comme témoins, notamment lorsqu’il s’agit d’actes de portée économique. Ainsi le texte de l’accord signé en 1196 entre Léoncel et la chartreuse de Bouvante concernant la répartition des pâturages de Musan et la traversée du territoire cistercien par des troupeaux cartusiens énumère les noms et qualités des témoins présents: d’abord les abbés d’Aiguebelle, ainsi que les prieurs du Val Sainte-Marie, des Ecouges, et de Châteaudouble présents, puis trois moines de Léoncel, un «frère» sans précision et enfin six «conversi», quatre de Léoncel et deux compagnons de route d’un abbé ou d’un prieur.
Vers 1150, au temps de saint Bernard, ont été rédigés des «Us (usages, coutumes) des frères laïcs». Ils concernent leur entrée au monastère, leur vie dans les granges ou à l’abbaye, des prescriptions concernant la nourriture, le vêtement la «literie» et leur attitude lorsqu’ils sont en voyage, ou encore leur participation aux services religieux et les «solennités» à l’occasion desquelles ils ne travaillent pas (une vingtaine de jours chaque année). Ils soulignent l’importance essentielle du silence qui ne peut être rompu que par les impératifs des tâches à accomplir ou pour donner un renseignement à un quidam, mais pas à une femme.
Nous ignorons encore les conditions précises de la fondation de l’abbaye et les limites géographiques de la donation primitive de 1137. Mais nous savons que, très vite et non sans contreparties spirituelles ou matérielles, par le jeu de nouvelles donations de toutes origines, mais aussi d’achats ou même d’échanges, les moines de Léoncel agrandissent leur domaine temporel en tirant parti, de façon très remarquable, de l’étagement des milieux naturels depuis les terres à blé et arbres fruitiers de la plaine de Valence jusqu’aux alpages et forêts du plateau d’Ambel en passant par les vignobles de Saint-Julien-Beaufort et de Peyrus. Les premières implantations concernent la plaine et surtout les mandements de Chabeuil et d’ Alixan, à Parlanges, au Conier, à la Voulpe. Les dons et droits accordés ou acquis se succèdent ensuite dans les mandements de Châteaudouble, d’Eygluy et de Saint-Nazaire, sur les plateaux alentour de l’abbaye dans la Choméane, à Combe Chaude, à Valfanjouse et à La Saulce, sur les montagnes de Musan, de Toulau et, d’Ambel, mais aussi le long du ruisseau de Léoncel et en vallée de la Gervanne.
Un conflit aboutit vers 1190-1192 à un véritable partage avec les chartreux du Val Sainte-Marie de Bouvante de la montagne au-delà du col de la Bataille. En 1194, au Mandement de Pizançon, la communauté monastique de la Part-Dieu sollicite sa fusion avec l’abbaye de Léoncel. Dès lors, la Part-Dieu devient un élément majeur du domaine temporel. Les moines y séjournent l’hiver et dans les périodes de crises féodales ou religieuses. Les nombreuses chartes collectées par Ulysse Chevalier montrent que le domaine s’est encore beaucoup étendu au XIIIe siècle. En montagne les cisterciens ont installé trois granges, celle qui avoisine le monastère, dite parfois «la grandgrange» ou plus simplement, comme aujourd’hui, «la Grange», ainsi que celles de Combe Chaude et de Valfanjouse. Deux celliers ou granges vigneronnes ont été implantés à Peyrus et près de Beaufort sur Gervanne. En plaine de Valence nos moines ont fondé les granges de Parlanges, du Conier de La Voulpe, et, plus tardivement de Saint-Martin d’Almenc. Enfin, après sa fusion avec l’abbaye, ils ont transformé l’ancienne maison pieuse de la Part-Dieu à la fois en une sorte d’abbaye «bis», accueillant l’essentiel de la communauté monastique pendant l’hiver et en une grange vite considérée comme la plus brillante de toutes.
1er juin 2009, Michel Wullschleger