Les chroniques de Léoncel, 4
Vraisemblablement, le site même de Léoncel, du fait de la présence de la source, était connu de longue date et fréquenté au moins en période estivale par des bergers venus des piedmonts et de la plaine de Valence. La question d’une présence humaine permanente reste posée et sans vraie réponse, même si on a émis parfois l’hypothèse d’un petit monastère ayant précédé l’abbaye.
Par contre les chartes du XIIe siècle évoquent clairement les villages les plus proches : il s’agit d’abord de Saint-Roman, situé sur le plateau de Combe Chaude, un peu à l’ouest des cols de Tourniol et des Limouches et que l’abbaye allait faire disparaître. Il s’agit aussi du Chaffal, installé sur la partie nord du synclinal perché du Vellan, d’Omblèze cité dans l’expression de « Col d’Omlèze » qui désigne alors le col de la Bataille, enfin de Baix (aujourd’hui Plan-de-Baix) à l’extrémité méridionale du Vercors.
Principautés et mandements: entre Royans et Valentinois-Diois
Sur le plan territorial, on peut d’abord rappeler que nous ne sommes pas dans le Royaume de France, mais dans le Saint-Empire Romain Germanique jusqu’en 1349 pour le Dauphiné et jusqu’en 1446 pour le Comté de Valentin-ois et Diois.
Les cisterciens s’installent à la limite même de trois mandements, ceux de Saint-Nazaire (en Royans), de Châteaudouble et d’Eygluy. On peut rappeler, en simplifiant, que ces mandements correspondent à des seigneuries ou co- seigneuries et qu’ils ont accueilli des communautés villageoises, le réchauffement climatique de 900 à 1250 ayant favorisé la création de villages, y compris en montagne. L’abbaye s’installe à l’extrémité nord de celui d’Eygluy.
La limite nord du mandement de Saint-Nazaire descend du col de Tourniol par le ravin de Trinquetaille, traverse le ruisseau de Léoncel à quelque 200 mètres en aval de l’église abbatiale avant d’escalader le talus de l’Echaillon jusqu’au Pas du même nom. Elle poursuit vers le sud jusqu’au Pas de Chovet, et, tournant droit vers l’est, atteint et traverse le col de la Bataille pour englober la montagne de Toulau et la partie nord-est du plateau d’Ambel. Ce mandement a été amputé une première fois d’un vaste espace donné aux chartreux et nommé dès lors « mandement des chartreux ou de Bouvante ». Il a été amputé une seconde fois un peu plus tard au profit de la seigneurie de Rochechinard. Ainsi réduit, il accueille encore six communautés villageoises, celles de Saint-Nazaire, La Motte-Fanjas, Saint-Thomas, Saint-Jean, Oriol et Saint-Martin le Colonel.
L’ensemble de cet espace dérivant de l’ancien mandement de Saint-Nazaire passe progressivement dans la sphère d’influence des dauphins de Viennois.
En se fondant sur les interventions de Humbert Ier à la fin du XIIIe siècle à propos de Valfanjouse et de Musan, et surtout sur celle, en 1345, de Humbert II, le dernier des dauphins, on peut considérer qu’à proximité de notre abbaye passe la limite entre le Dauphiné et le Valentinois. Jean-Noël Couriol a publié dans un des Cahiers de Léoncel un article intitulé « Léoncel-Bouvante, un espace frontière ». Il est vrai que pour leur part, les mandements d’Eygluy et de Châteaudouble relèvent du comté de Valentinois. Le premier porte le nom d’un modeste village diois, dont le seigneur est le Comte. Son territoire s’étire depuis des paysages encore méridionaux jusqu’aux hêtres et sapins de Léoncel. Il associe une partie de la haute Gervanne, l’essentiel du plateau d’Ambel, le val du Pêcher et la plaine de la Vacherie. Il abrite les communautés villageoises de Saint-Pierre de Sépie, d’Ansage et le Pêcher, d’Omblèze, puis dans la seconde moitié du XIIIe siècle, celle de la Vacherie, créée par les moines. À l’est, il confine au mandement du Pays de Quint et à celui du Cheylard constitué une ancienne partie de son territoire (aujourd’hui l’Escoulin). Au sud il atteint les mandements de Montclar et de Beaufort.
Du côté de l’ouest, il confine au mandement de Châteaudouble qui englobe le village du Chaffal, puis à celui de Gigors. On peut noter que si la Vacherie appartient au mandement d’Eygluy, ce n’est pas le cas du Chaffal dont elle est aujourd’hui le chef-lieu. Et si l’abbaye dépend du mandement d’Eygluy, ce n’est pas le cas de la principale grange des cisterciens, dite parfois la « grandgrange », installée par les moines à une centaine de mètres de leur monastère, mais dans le mandement de Châteaudouble, de l’autre côté du chemin muletier reliant la vallée de la Drôme au Royans, itinéraire qui permet aux caravaniers d’échapper aux multiples péages de la plaine. En montagne, ce mandement de Châteaudouble contrôle le plateau de Combe Chaude avec le village de Saint-Roman, le plateau de Combovin avec l’avancée jusqu’au Chaffal, et sur le piedmont, les secteurs de Combovin, de Châteaudouble et de Peyrus
Les diocèses: entre Die et Valence
Une autre « frontière » caractérise encore la situation de Léoncel. Le mandement de Châteaudouble et la grange (mais pas le Chaffal) se trouvent dans le diocèse de Valence, celui d’Eygluy, avec l’abbaye (et avec le Chaffal) dans le diocèse de Die. Une querelle s’étant élevée entre les deux évêques à propos de la « tutelle » du monastère, le pape Lucius III adresse en 1183 une bulle aux moines de Léoncel leur laissant en cas de besoin le libre choix d’un prélat, tant que durerait la querelle. Il est vrai que les cisterciens bénéficient du privilège de l’exemption qui limite, au profit de la papauté, le rôle de l’évêque dans les monastères auxquels il est accordé. En 1276, le pape décide de confier les deux diocèses à l’évêque de Valence, de façon qu’il puisse mieux contrer les ambitions des comtes de Valentinois. On peut noter qu’en aval de Léoncel, la limite des deux diocèses suit le ruisseau de Léoncel, puis la Lyonne. Cela signifie que le mandement de Saint-Nazaire se trouve pour partie dans le diocèse de Valence et pour partie dans celui de Die. Ce dernier retrouvera son indépendance et son évêque en 1687, deux ans après la révocation de l’Edit de Nantes.
Le choix de Léoncel s’explique essentiellement par la qualité du site géographique. Mais les moines ne devaient pas être mécontents de pouvoir tirer parti d’éventuelles rivalités territoriales.
1er mars 2009, Michel Wullschleger.
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