Au moment de sa nomination, Hugues Humbert de Servient, se trouvait à Rome, bien placé dans l’entourage immédiat du pape. Il appartenait à une famille originaire de La Sône en Dauphiné, entre Saint-Marcellin et Romans, une famille huppée et très engagée au service du Roi auquel elle avait donné des conseillers, des diplomates, des ministres, des parlementaires et aussi des hommes d’Eglise, titulaires de nombreux bénéfices ecclésiastiques. Après une carrière diplomatique, il avait gagné la cour pontificale sous le pape Clément IX (1667-1669) dont il était devenu « camérier d’honneur », avait ensuite servi Clément X (1670-1676), puis Innocent XI (1676-1689 au début de son pontificat, comme « camérier secret »). Il avait été nommé abbé commendataire de l’abbaye bénédictine Cruas sur la rive droite du Rhône, puis de Léoncel en 1681. Il était aussi prieur titulaire de prieurés des ordres augustin, clunisien et bénédictin. Portant intérêt à la vie économique de ses divers bénéfices et aux revenus qu’elle engendrait, il ne résida ni à l’abbaye de Cruas, ni à celle de Léoncel, mais au château des Tourrettes en face de la première, en rive gauche du fleuve, et à la Part-Dieu , en plaine de Valence et en contrebas de la seconde.
En dépit de ses positions à Rome, Hugues Humbert de Servient allait attendre pendant 9 ans les bulles pontificales de confirmation qui ne lui parvinrent qu’en 1690. Ces bulles exigeaient, sous peine d’annulation, qu’il se fasse ordonner prêtre dans l’année. Il n’était pas « tonsuré » et donc pas encore « clerc » en dépit de son titre de « camérier secret ». Curieuse situation ! La bulle ajoutait que l’abbaye abandonnerait le système de la commende après l’abbatiat de Servient. pour revenir à l’élection de l’abbé par ses frères.
Avant cette confirmation, le service de la régale avait administré l ’abbaye, un économe ayant été désigné par la Chambre des comptes. Entre le nouvel abbé et la communauté monastique les relations étaient quasi inexistantes, la première rencontre se situant, semble-t-il en 1685. Les moines se montraient fort peu gracieux,, évoquaient « le seigneur abbé de Servient », le désignaient par les mots de « Messire » ou encore de « Baron ». Les relations devinrent encore plus difficiles lorsqu’il s’agit de partager les revenus.
Les deux fondés de pouvoir de l‘abbé et de la communauté monastique mirent au point un premier partage en 1685 qui définissait un lot conventuel et un lot abbatial. Les moines conservaient « l’entière jouissance de tous les biens et revenus de la dite abbaye en quoi qu’ils consistent », avec le devoir pour eux d’en acquitter les charges ordinaires et extraordinaires (taxes, décimes ordinaires et extraordinaires, dons gratuits). A eux également de gérer et d’assumer les réparations et l’entretien des domaines, propriétés, maisons de l’abbaye et de l’église, « en bons pères de famille », selon la formule qui fait parfois sourire mais qui revient sans cesse dans les archives, L’abbé se voyait attribuer les revenus de la ferme du Conier. La propriété lui en était reconnue mais il n’avait pas l’intention d’y résider, vivant le plis souvent à Rome.Le fermage lui apportait un revenu sûr et régulier. Et il n’avait pas de charge à assumer.
Allait peser sur les relations entre l’abbé et les moines le problème du règlement de la part qui était due au premier, pour les quatre années antérieures au cours desquelles il n’avait rien reçu. La somme se montait à 8220 livres. Pour les moines le règlement de cette somme tombait mal, alors que leurs charges augmentaient du fait de travaux effectués à la Part-Dieu où ils résidaient alors, au moulin de Charlieu et à Léoncel (toiture, fontaine, fenêtres, vitraux), De retour de Rome, Hugus Humbert de Servient se jugea grugé par les moines. Les difficultés se multiplièrent, l’opposition grandit et il y eut cinq ans de querelles complexes. Les moines envoyèrent même une supplique au Parlement de Grenoble pour dénoncer l’avidité de l’abbé.
On parvint pourtant à élaborer un nouveau traité en date du 17 juin 1696 grâce aux bons offices de l’évêque de Valence. Les moines y souscrirent par l’entremise de leur prieur claustral Jean-François Genot. Selon ce traité, les moines garderaient l’administration de tous leurs biens, assumeraient toutes les charges, réparations, dîmes,décimes et redevances et donneraient à l’abbé une pension annuelle de 3000 livres et des avantages en nature ( 20 charges de charbon, 12 chapons, etc). L’abbé présenta un catalogue de revendications alors qu’un délégué envoyé à Léoncel par l’abbé général de Cîteaux pensait au contraire que la part de l’abbé dépassait sensiblement le tiers classique des revenus..
L’abbé de Cîteaux, Nicolas Larcher, estimant que les moines débarrassés de tout souci matériel pourraient retrouver des conditions d’une vraie vie monastique, proposa d’inverser les rôles et donc de laisser à l’abbé commendataire l’administration pleine et entière des biens de l’abbaye de Léoncel, à condition qu’il verse aux moines, par avance et quartier par quartier, une pension annuelle, libre de charges, de 3500 livres. L’abbé Servient se déclara satisfait, mais les moines jugèrent que leur part était un peu insuffisante,. Une rencontre orageuse entre l’abbé commendataire et le sous-prieur de Léoncel provoqua à nouveau une très forte tension.
C’est alors que l’abbé de Cîteaux décida de faire deux parts gérées de façon indépendante. Il était à Lyon le 6 octobre 1697 avec l’abbé commendataire, avec le prieur claustral Jean-François Genod, accompagné de Balthazar Peytieu et du cellerieer Laurent Vincent. pour organiser cette partition que les six religieux de la communauté de Léoncel approuvèrent statutairement le 4 novembre 1698.
Ce partage attribuait à l’abbé une rente de 300 livres, le domaine de la Part-Dieu au Mandement de Pizançon avec les fours, les dépendances , les chasals (bâtiments) les semences et les bestiaux . S’y ajoutaient le moulin de Charlieu, les domaine de Saint-Martin d’Almenc et de la Voupe ou Maison Blanche avec ses dépendances, la « rente d’Alixan » ( cens, pensions et produits des droits seigneuriaux), une rente annuelle de 30 livres pour l’albergement au sieur Nicolas Lodier, d’une maison en plaine de Valence, revenu auquel renonçaient les moines, et enfin le produit du terrier de la Part-Dieu.
En ce qui concerne les charges, la communauté monastique devait assumer les travaux d’entretien de l’abbaye, distribuer l’aumône « à la porte », payer les dettes des emprunts. Les impôts royaux (décimes ordinaires et extraordinaires, dons gratuits, et autres ) devaient être réglés moitié par l’abbé, moitié par la communauté monastique. Les charges relevant des domaines restaient affectées à chaque lot.
L’abbé et les moines pouvaient chasser sur toute l’étendue des fonds, pêcher dans la ruisseau de Léoncel. Les fermiers de l’abbé pouvaient prendre du bois mais seulement dans la forêt de la Saulce et conduire leurs moutons et leurs poulains sur Ambel. Enfin si l’abbé décidait de monter à Léoncel, il devrait y être reçu « es qualités. ».
Ainsi, dès sa mise en place, le système de la commende a-t-il bouleversé la vie monastique de l’abbaye de Léoncel. Les relations entre l’abbé commendataire et la communauté monastique resteront tendues jusqu’à la Révolution.
1ER Octobre 2011 Michel Wullschleger.