Le destin de l’abbaye de Léoncel apparaît à première vue bien classique. Alors que l’ordre de Cîteaux naît en 1098, elle a été fondée en 1137, donc au XII° siècle, comme de très nombreuses abbayes cisterciennes. Elle a connu un temps de fidélité rigoureuse à l’idéal cistercien primitif qui exigeait une vraie sortie du monde et, dans l’isolement, la consécration de sa vie au service de Dieu et à la prière pour le salut de l’humanité tout entière. Ces « riches heures » s’accompagnaient de la gestion en FAIRE-VALOIR DIRECT d’un domaine temporel mis en œuvre par les frères convers du monastère dans le cadre de « granges », exploitations à vocation à la fois agricole, pastorale et forestière, et de « celliers » cultivant la vigne. L’essentiel de la vie matérielle était alors confiée à ces frères convers, entrés en religion pour assumer les tâches de la vie quotidienne de la communauté dans dans le but de permettre aux moines de choeur de se consacrer au service divin et dans un idéal de subsistance autarcique, il est vrai difficile à respecter, ne serait-ce que par la nécessité absolue d’acquérir du sel.
Assez vite, comme les autres abbayes cisterciennes, celle de Léoncel a ensuite glissé vers un système fondé sur le FAIRE-VALOIR INDIRECT qui, en fait l’intégrait à la société féodale. De cette évolution qui aboutit à faire de Léoncel une seigneurie ecclésiastique, la responsabilité incombe à la réussite de l’économie « grangière » qui a fourni des moyens pour agrandir le domaine temporel; à la difficulté plus grande à recruter des frères convers du fait, entre autres, de la concurrence des ordres mendiants, citadins et plus attractifs ; aux désordres politiques liés surtout en Valentinois à la guerre des Episcopaux, puis aux dégâts collatéraux de la guerre de Cent ans ; enfin aux diverses et inévitables tentations du pouvoir. L’abbaye accumulait des portions d’espace dont elle devint progressivement propriétaire au sens romain du terme à la suite de dons, d’achats, d’échanges et souvent de procès dont les échos constituent une grande part de nos archives. Comme les seigneuries laïques elle confiait ces terres à des personnes issues de toutes les classes sociales, mais surtout à des familles paysannes. Elle utilisait alors SOIT le droit féodal, au moyen du « contrat d’albergement » ou « bail emphytéotique », les preneurs étant dits « albergataires » SOIT le droit moderne au moyen de contrats de fermage ou de métayage. L’albergataire devait payer un droit d’entrée (« introges »), un cens annuel en argent, nature ou services (corvées avec ou sans attelage), des droits de « plaid » et reconnaître devant notaire tous les 20 à 30 ans qu’il tenait la terre de l’abbaye, terre dont il précisait le plus possible les coordonnées géographiques et fiscales. Il pouvait vendre son lot mais l’abbaye recevait au titre « de lods et ventes » le 1/6° du montant de la transaction et elle exigeait la reconnaissance du nouveau tenancier qui venait dire devant notaire qu’il tenait sa terre du monastère. Ces reconnaissances étaient consignées par le notaire au début dans des rouleaux, puis dans des registres dits Terriers qui garantissaient la traçabilité de chaque parcelle, et qui sont une source essentielle pour les historiens. En droit moderne, utilisé pour les domaines les plus vastes, le fermier auquel était accordé un « bail à ferme »de 3, 6 ou 9 ans s’acquittait en une ou deux fois par an du montant de son fermage et se trouvait plus indépendant dans sa gestion que le métayer auquel on accordait un « bail à mi fruit » et qui subissait de la part du propriétaire éminent une tutelle et une surveillance beaucoup plus actives quant à la destinations des terres, pâturages et bois.
L’abbaye a toujours conservé en faire-valoir direct un petit territoire autour du monastère, dit « Les réserves de Léoncel », et surtout de vastes forêts. Celle d’Ambel était dite « forêt patrimoniale » et d’exploitation relativement libre. Les autres forêts, La Saulce, Comblézine, l’Epenet « forêts ecclésiastiques » étaient très fictivement confiées par la monarchie aux monastères « pour le bien du peuple » et d’exploitation soumise à autorisation rigoureuse. Le pouvoir royal les considérait comme de droit public et donc directement concernées par la Grande ordonnance e Colbert de 1669 pour la restauration des forêts. Au XVIII° siècle, l’intervention croissante du Service royal des Eaux et Forêts, réduisit encore les possibilités d’exploiter.
Comme nombre d’abbayes cisterciennes, Léoncel a donc vécu un temps dans le système dit « régulier », c’est-à-dire dérivant de l’adoption de la règle de saint Benoît et de la « charte de charité » d’Etienne Harding. Cette dernière confiait une grande importance aux relations entre les cinq abbayes cisterciennes les plus anciennes ( Cîteaux 1098 aujourd’hui en Côte d’or, La Ferté sur Grosne 1113, Saône et Loire , Pontigny 1114, Yonne, Clairvaux 1115 Aube et Morimond 1115 Haute Marne) et leur descendance (abbayes filles, petites filles etc). Léoncel appartenait à la filiation de Cîteaux, et avait été fondée par des moines venus de Bonnevaux, la 7° fille de Cîteaux, située sur les bords de la Gère, à l’est de Vienne. L’abbé de Bonnevaux était son « père immédiat ».
Et puis, tardivement, à partir de 1681, Léoncel a subi le système de la Commende dans lequel l’abbé, loin d’être élu par ses frères comme l’exigeait saint Benoît, n’appartenait pa à l’ordre de Cîteaux, était désigné par le roi et confirmé par le pape. étranger à l’ordre de Cîteaux, était désigné par le roi et confirmé par le pape. Il recevait un monastère au titre d’un « bénéfice ecclésiastique » lui permettant de s’attribuer une partie des revenus de son abbaye. Léoncel connut 544 ans de vie régulière et 109 ans de vie commendataire. La commende accéléra le déclin de l’abbaye, sans en être pour autant le seul responsable. La nomination d’un abbé commendataire, entrainait de la part de Cîteaux celle d’un « prieur claustral » dans un souci de cohérence et de cohésion. Muni de lettres patentes il était chargé de diriger SEUL la communauté des moines et exerçait un pouvoir parfois proche de celui d’un abbé régulier.
Enfin, comme la plupart des abbayes cisterciennes, Léoncel disparut dans la tempête révolutionnaire.
En dehors de ce schéma partagé par nombre d’abbayes sœurs, l’histoire de Léoncel présente quelques traits originaux.
1) La qualité du site et de la situation
Nous n’avons pas la charte fondatrice de l’abbaye et ne savons que très peu de choses de cette fondation. L’ordre a retenu la date de 1137 et l’appartenance à la filiation de Cîteaux par l’intermédiaire de Bonnevaux. Mais nous n’avons que des hypothèses sur l’identité du donateur et sur les circonstances de l’implantation.
Ce site appartient au val de Léoncel, gouttière nord-sud, enforme d’arceau, la partie haute se trouvant entre Léoncel et la Vacherie. C’est le grand val du Vercors le plus occidental. Il s’élève du Royans à la Vacherie, puis s’abaisse jusqu’aux Gorges d’Omblèze et à la chute de la Druise, symbole du passage du Vercors au Diois. Le monastère a été implanté à 912mètres d‘altitude, dans la partie la plus étroite de la petite plaine d’altitude de la Vacherie. Tout près de Léoncel, dans un milieu essentiellement calcaire, une zone humide survit, liée à la présence de sables argileux de l’éocène (début du tertiaire). Et à Léoncel même, une forte exsurgence restitue à une partie des eaux infiltrées sur le plateau calcaire de Combe Chaude, appendice du plateau de Combovin au nord du col des Limouches et à l’ouest du Val. Ensemble le marais et l’exsurgence donnent naissance à une petite rivière, que les archives nomment Ruisseau de Léoncel.
Sur un plan tout à fait local, l’abbaye s’est installée aux confins des deux diocèses de Valence et de Die (confiés à une seul et même évêque de 1275 à 1687) et des trois Mandements, de Saint-Nazaire, Châteaudouble et Eygluy. L’historien Jean-Noël Couriol a évoqué un « espace frontière » où s’affrontaient le Dauphiné et le Valentinois.
Les éléments permettant de caractériser la situation de Léoncel sont l’orientation nord-sud du relief du jusqu’à la moyenne Gervanne; la proximité des confins du Vercors et du Diois (chute de la Druise, falaises du Vellan, talus dominant le bassin diois de Beaufort ; la facilité d’accès à la plaine de Valence et de Romans par les deux cols de Tourniol et des Limouches et par toute une série de Pas dont ceux du Touet (Peyrus) et de Saint-Vincent, avec toujours le relais des « portails » donnant accès à la plaine depuis les combes creusées dans le dernier pli anticlinal ; la facilité d’accès par des Pas aux forêts de l’étage montagnard (hêtres et sapins) et aux alpages situés à l’est. On pense, bien sûr, à Ambel (Toulau 1585, Tête de la Dame 1506, Pas de la Ferrière 1485 mètres) et, dans le domaine des chartreux mais tout proche, au sommet de TOUT le Vercors occidental, le Serre de Montué à 1706 mètres.
Le site et la situation de Léocncel, ainsi, bien sûr que le caractère entreprenant des moines cisterciens, explique la qualité et l’extension quelque peu surprenante d’un domaine temporel utilisant de façon remarquable l’étagement des milieux naturels de la plaine de Valence à la montagne d’Ambel et du Royans au Pays de Gervanne.
La fusion de la communauté de la Part-Dieu avec l’abbaye
Selon le cartulaire élaboré par Ulysse Chevalier, les premières donations faites aux cisterciens provenaient de seigneurs, de monastères et de religieux séculiers de haut rang du bas pays. En plaine de Valence, elles datent d’avant 1165. Parmi les premières figuraient les donations de plusieurs sites du Mandement d’Alixan et des territoires de Parlanges, de la Blache, de la Voulpe. Un événement considérable allait confirmer cette orientation vers la plaine. Une communauté laïque s’était constituée à proximité du Goubet et de Chatuzange au lieu-dit la Part-Dieu. Elle avait réussi à constituer un solide patrimoine foncier mais s’interrogeant sur son avenir, elle souhaitait s’intégrer dans une structure plus solide et durable. Elle choisit l’abbaye de Léoncel. Acceptée par les seigneurs laïques du Mandement de Pisançon et par les autorités ecclésiastiques de Valence (évêque et chapitre cathédral) la fusion fut réalisée en 1194. La partie essentielle de la charte annonce de façon sentencieuse « La maison dite Part-Dieu constitue une seule et même abbaye avec la maison de Léoncel, aussi le couvent de Léoncel est-il tenu de résider à la Part-Dieu, naturellement, de la fête de saint André jusqu’à Pâques et de maintenir à la Part-Dieu, pendant le reste de l’année, 4 ou 6 moines pour entretenir le service de Dieu ».
La Part-Dieu allait jouer un rôle considérable dans l’histoire de l’abbaye. Maison d’accueil hivernale, elle allait aussi, en temps de crise, jouer le rôle d’un refuge, rôle partagé avec les maisons acquises à Romans. La plaine fut un refuge notamment au temps des menaces entretenues par les routiers désoeuvrés pendant les trêves de la guerre de Cent ans notamment lorsque Raymond de Turenne présida à la destruction du cloître de l’abbaye et tout au long des guerres de religion.
Cette fusion allait favoriser la multiplication des implantations cisterciennes en plaine, par tous les moyens déjà cités et par l’habileté des moines à convertir en propriétés « éminentes » des terres tenues en emphytéose, notamment à l’occasion de procès.
(A suivre)
1er janvier 2013. Michel Wullschleger