Après avoir souligné la qualité du site et de la situation de Léoncel et l’importance de la fusion de la communauté de la Part-Dieu avec l’abbaye , nous souhaitons évoquer le voisinage des chartreux du Val Sainte Marie de Bouvante et revenir sur la géographie du domaine temporel de l’abbaye.
3) Le voisinage des chartreux du Val Sainte Marie de Bouvante. La chartreuse de Bouvante a été fondée en 1144, soit 7 ans après notre abbaye. L’ordre des chartreux en attribue la fondation et la dotation initiale au dauphin Guigues V, décédé en 1162. Au sud de Saint-Martin le Colonel, le territoire primitif associait la partie méridionale du Val du Royans que nous nommons « Bouvante le Bas » et le Val Sainte Marie qui est pour le géographe une combe, ouverte par l‘érosion au flanc d’un « anticlinal » ou pli en voûte du Vercors. Plusieurs seigneurs du Royans allaient faire donation d’espaces boisés ou en clairières sur le vaste territoire de la Forêt de Lente. A cette époque, au-delà du col de la Croix, lesbénédictins de l’abbaye Saint Bénigne de Dijon dominaient et administraient la paroisse de Saint-Pierre dont l’emprise géographique associait la combe de Bouvante et la partie méridionale de la Forêt de Lente, espace que nous appelons aujourd’hui « Bouvante le Haut ».
En 1189, les bénédictins décidaient de donner tout cet espace lointain et isolé aux chartreux du Val Sainte-Marie. Cette donation provoquait une forte avancée vers le sud des chartreux en direction des espaces donnés aux cisterciens par Lambert de Flandène en 1173 et des alpages et forêts du plateau d’Ambel sur lesquels les moines de Léoncel comptaient bien accroître leur présence.
Il s’en suivit une sorte de crise au cours des années 1190 à 1192. En 1190, fut organisée devant l’église de Saint-Martin le Colonel, un premier grand rassemblement de prieurs, abbés, prêtres séculiers, seigneurs laïcs. Pour apaiser les cisterciens, une limite fut tracée depuis le sommet du « mons superior » (Toulau). Elle préservait l’avenir d’Ambel. Elle allait se stabiliser en prenant le milieu de la rivière la Lyonne, depuis son confluent avec le Chaillard Chaillard, puis en s’élevant le au Pas de la Charge, puis en gagnant le col de la Bataille ( alors col d’Omblèze) tout en laissant aux voisins le sommet des falaises de Comblézine). Ensuite, elle suivait les crêtes orientales de Toulau jusqu’au Pas Saint Laurent. puis les falaises complexes du Saut de la Truite et reliait enfin le Pas de l’Aubasse au Pas de la Ferrière qui domine le Pays de Quint.
Les moines de Léoncel reçurent un dédommagement de 400 sous viennois. Une seconde rencontre, organisée au col de Biou en 1192, permit aux cisterciens d’obtenir une rallonge de 200. Les relations s’améliorèrent vite et, dès 1196, un traité organisait le partage des pâturages et le passage des troupeaux cartusiens vers la plaine de Valence sur le grand versant oriental de la montagne de Musan.
La perte des archives de la chartreuse lors de troubles de l’époque féodale et donc le manque de documents originaux ne permet pas de reconstituer sérieusement la progression territoriale des chartreux dans la forêt de Lente et sur les alpages de Font d’Urle et du Serre de Montué. La tentative des moines pour recomposer un « factum » d’archives au XV° siècle est jugée trop tardive par les spécialistes actuels de l’histoire cartusienne. Nous avons heureusement un document originel et original majeur de 1345 qui donne des limites et des repères en confirmant la seigneurie des chartreux. Ce document est la lettre patente d’Humbert II, le dernier des dauphins de Viennois qui, dans ce texte rédigé dans le port de Marseille, sur la galère qui allait l’emporter dans une croisade contre les Turcs, reconnaît la seigneurie ecclésiastique des chartreux du Val Sainte Marie et lui donne ses limites territoriales.
A partir de la fin du XV° siècle, nous avons des documents originaux. L’histoire de la chartreuse est alors passionnante quant à ses relations avec les six communautés villageoises du Royans dont le regroupement séculaire et aujourd’hui intercommunal, gère sous le nom quasi millénaire de « Mandement de Saint-Nazaire » un espace d’un millier d’hectares en forêt de Lente. Les relations entre moines et villageois de la fin du XV° siècle à la Révolution, portaient essentiellement sur l’exercice des droits d’usage en forêt et sur les alpages, droits que les villageois estimaient posséder en vertu de l’antériorité de leur présence et de leur activité en montagne.
La comparaison de l’histoire des deux monastères voisins est intéressante, notamment en ce qui concerne le pouvoir. La patente d’Humbert II confirme la seigneurie des chartreux et leur possession du droit de haute et basse justice sur le vaste Mandement des chartreux (la commune de Bouvante qui s’est fondue dans l’ancien domaine temporel de la chartreuse couvre aujourd’hui 8388 hectares). Les chartreux avaient le pouvoir de haute et basse justice sur leur très vaste territoire (il y eut au moins trois condamnations à mort, de femmes exécutées par le châtelain laïc). Léoncel, assez longtemps sous la tutelle des comtes de Valentinois, seigneurs d’Eygluy entre le XIII° et le début du XV° siècles, n’a jamais détenu de tels pouvoirs et s’est trouvée souvent en coseigneurie, en particulier sur le plateau d’Ambel et la montagne de Toulau, avec les seigneurs d’Eygluy, de Saint-Nazaire et de Quint. De plus, le Devès, territoire dont en principe le seigneur abbé était le maître, n’occupait qu’une superficie modeste à proximité du monastère et n’était pas franchement respecté par le comte qui exigeait d’y exercer son droit de chasse. Par contre le morcellement du domaine temporel diffusait plus largement la présence et l’influence cisterciennes.
Après la crise de 1190-1192, les relations entre les deux monastères furent plutôt de solidarité, avec néanmoins quelques affrontements concernant des coupes de bois. Ainsi, lors de l’épisode métallurgique qu’ils mirent en œuvre entre 1673 et 1714, les moines de Bouvante poussèrent les villageois du Mandement d’Eygluy à couper du bois sur la partie nord-ouest du plateau d’Ambel et à le charbonner avant de le faire descendre par une « machine » installée près du Saut de la Truite et semblable à celle qui a donné son nom à un célèbre col plus septentrional. Ce charbon de bois était destiné à préparer le travail des martinets installés près de l’exsurgence de la Lyonne sur le territoire de Bouvante le Haut.
4) Géographie du domaine temporel de Léoncel
Le domaine temporel de l’abbaye de Léoncel est la somme des espaces mobilisés d’une façon ou d’une autre par les moines cisterciens pour assurer leur subsistance, pour dégager les revenus dont ils avaient besoin pour l’entretien de leurs nombreux bâtiments, pour faire face aux charges fiscales royales ou ecclésiastiques qui leur incombaient et pour aider leur prochain chaque jour, surtout pendant les crises liées à la guerre ou à la peste. Au cours de six siècles et demi il y eut des évolutions, en ce qui concerne le mode de maîtrise le l’espace. Les moines disposaient …
…de terres, landes, bois, sources et cours d’eau en toute propriété à la suite d’ « aumônes » (véritables donations au sens moderne du terme) ;
…de terres anciennement tenues au titre d’albergement, mais qu’ils avaient réussi à s’approprier vraiment, souvent à l’occasion de procès, gagnés grâce à leur précieux fonds d’archives, mais aussi parfois grâce à un suivi bien maîtrisé en rachetant des droits, en se faisant payer des services… ;
…de terres tenues encore par les moines dans le cadre du droit féodal par le biais de contrats d’albergement ;
…de forêts « ecclésiastiques » considérées comme étant confiées à l’abbaye par la monarchie et de droit public, donc supervisées par le Service royal des Eaux et Forêts ; …de forêts « patrimoniales » d’exploitation beaucoup plus libre ;
…d’espaces à pâturer, ouverts per des accords temporaires.
Comme les autres seigneuries l’abbaye a pu en cours de route perdre des espaces qu’elle dominait. En 1268 l’abbé de Léoncel vendit à Alaman de Condrieu le domaine de Lens-Lestang dans la plaine de la Valloire (« Lenthio », « Lento », à ne pas confondre avec Lente) cité comme « grange » dans la première bulle pontificale d’Alexandre III de 1165 et confirmée comme telle en 1201 par Innocent III . Le prix de la transaction équivalant à la valeur de quelque 2500 moutons d’alors souligne l’importance de ce domaine. Etant donnée l’interdiction de vendre une terre cistercienne l’abbé de Léoncel fut relevé de ses fonctions par le chapitre général de Cîteaux. Sa chute entraîna celle de l’abbé de Bonnevaux, « père immédiat de Léoncel », en tant qu’abbé de la maison fondatrice. Au XVIII° siècle, vers 1720-25, les moines de Léoncel perdirent le vaste domaine de Valfanjouse (quelque 450 hectares) que la famille Reymond, albergataire depuis plus de 200 ans, réusssit à faire sortir du cadre du droit féodal et à s’approprier avec l’appui du Parlement de Grenoble, à l’occasion d’un procès avec l’abbaye.
Selon nos connaissances actuelles, les limite extrêmes de l’aire d’implantation des cisterciens de Léoncel dessinent un vaste espace.
AU NORD elles se trouvaient sur les terres d’Arbert de la Tour (famille de la Tour du Pin) qui en 1176-1178 avait donné à l’abbaye le droit de pâturage sur toutes ses terres, sauf au Mandement de la Tour. Les troupeaux de Léoncel, notamment ceux de Lens-Lestang pouvaient côtoyer ceux des chartreux des Ecouges près de Sérézin de la Tour. Il est possible que le bois donné par le prieuré de Marnans en 1263 ait été vendu avec la grange de Lens-Lestang et il est vraisemblable que les moines de Léoncel n’aient plus utilisé les pâturages du seigneur de la Tour. Ils ont sans doute conservé quelques terres au nord de Roans et se sont solidement installés dans la ville de Saint Barnard. Du côté du Royans, ils n’ont guère dépassé le territoire d’Oriol en Royans.
A l’EST les limites sont au nord, celles du domaine temporel des chartreux de Bouvante et plus au sud celles du Pays de Quint avec le Mandement d’Eygluy, encore que des accords aient permis aux cisterciens de faire pâturer leur bétail sur la partie d’Ambel relevant des seigneurs de Quint. Plus au sud encore la limite orientale se confond avec celle du bassin versant de la Gervanne. Dans la partie sud du Mandement d’Eygluy, nos moines possèdaient des bois et pâtures près du col de Véraut. Ils étaient plus fortement implantés dans le Mandement viticole de Montclar, bientôt amputé du Mandement de Beaufort, où se trouvait leur principal « cellier ». On appelait ainsi une grange spécialisée dans la culture de la vigne et la production de vin.
Au SUD, la limite de leur aire de présence faisait donc une belle avancée en moyenne Gervanne mais se développait surtout sur les plateaux de Gigors et Combovin, au nord du talus terminal du Vercors que l’on peut suivre de la chute de la Druise aux approches de la Raye. En plaine de Valence l’implantation la plus méridionale semble bien avoir été celle de la condamine de Malaric à Montmeyran, donnée au monastère par la généreuse Timiame et son époux.
A l’OUEST on peut retenir comme limite le Rhône, avec des implantations à Valence même et près de Valence, et non l’Isère dont la rive gauche a été très sollicitée pour le pâturage hivernal, mais qui paraît avoir été franchie à hauteur de Châteauneuf et en direction de la Roche de Glun, voire de Tain. Nombre de seigneurs lointains et notamment du Midi avaient donné aux cisterciens de Léoncel et à leurs troupeaux des facilités pour circuler et transporter des marchandises sur terre et sur les eaux. Ces clauses étaient surtout intéressantes pour un éventuel transport de sel. Et il ne semble pas que, comme on l’a cru parfois, les moutons de Léoncel aient transhumé sur des radeaux vers la Provence. Au temps des grands troupeaux, la descente hivernale se faisait vers des pâtures de la plaine de Valence. Plus tard le bétail a été réparti dans les fermes de l’abbaye et les mouvements sont devenus plus complexes.
Il est bien clair que les gros bataillons des implantations cisterciennes concernaient :
…EN MONTAGNE la vallée du ruisseau de Léoncel et ses versants, les plateaux étagés du col de Biou et de Valcroissant à la Saulce et à Ambel, la plaine de la Vacherie, le couloir du Pécher et celui du col des Limouches à Plan-de-Baix, le plateau de Gigors, le pli de Côte Blanche, la partie orientale du Mandement de Châteaudouble avec Combe Chaude.
…Dans LE BAS PAYS, d’une part le cœur même de la plaine de Valence, surtout le Mandement d’Alixan, mais aussi les Mandements de Châteaudouble (avec Combovin et Peyrus), de Charpey (avec Saint-Vincent) de Chabeuil, de Montélier et de Valence, et d’autre part dans la partie romanaise de la plaine, les Mandements de Châteauneuf sur Isère, de Pizançon (notamment autour de Chatuzange), de Marches, de Rochefort, ainsi que la ville et la périphérie de Romans. Il convient de redire que ce sont de multiples implantations de toutes superficies comme le soulignent bien les terriers du XVIII° siècle qui recensent plusieurs centaines d’albergataires tenant des terres de l’abbaye, ainsi que les baux à ferme qui concernent plus de 550 hectares.
(à suivre)
1er février 2013 Michel Wullschleger.