Nous savons que le plateau Ambel fait l’objet de quelques rares donations au XII° siècle. Nous pensons que, sans qu’il soit bien identifié par son nom, il est l’objet de la courte crise qui a opposé entre 1190 et 1192 les chartreux du Val Sainte Marie et les cisterciens de Léoncel, après la donation aux premiers par les bénédictins de Dijon de la paroisse de Bouvante. La mésentente ne dura pas, comme le montre l’ACCORD passé entre les deux monastères à propos des pâturages de Tamée et de Musan (année 1196, cartulaire Chevalier n° 62, Regeste dauphinois Chevalier 5405). Et il faudra attendre le XVII° siècle pour que se manifeste une nouvelle tension, cette fois à propos des coupes de bois sur Ambel pour ravitailler en charbon de bois la métallurgie des chartreux du Val Sainte Marie.
Pendant tout le XIII° siècle nous assistons à un effort des moines de Léoncel pour s’implanter sur le plateau d’Ambel. Une bonne vingtaine de textes souligne la régularité et la constance de l’effort.
Dès 1201 une bulle d’Innocent III cite les possessions de l’abbaye. Elle commence par le monastère lui même avec ses « dépendances » (essentiellement la principale grange voisine, celle qui s’appelle encore « La grange » et qui abrite aujourd’hui un GAEC producteur du meilleur fromage bleu de Sassenage-Vercors) . Viennent ensuite le territoire de Saint Roman et Combe Chaude, à l’ouest de Léoncel et au Mandement de Châteaudouble, puis la grange de Valfanjouse et les pâturages de Musan au nord de l‘abbaye et au Mandement de Saint-Nazaire, enfin les pâturages d’Ambel, à l’est. (1201, 65, 5763).
En 1212, sans citer Ambel, Lantelme, seigneur de Gigors reconnaît la donation faite par son père de droits de pâturage sur toute sa terre « per universam terram suam ». Nous savons que le nom d’Ambel a été prononcé par le seigneur de Gigors au XII° siècle. L’héritier confirme sous serment cette donation et reconnaît aussi celle de son oncle Humbert de Quint qui avait ouvert aux bergers des moines des pâturages dans le Mandement de Quint. Il précise que les moines jouiront d’une entière liberté, mais devront toutefois respecter les moissons et les prairies de fauche qui sont « défendues et améliorées depuis longtemps ». On cultive donc des céréales sur les sols épais et on coupe le foin pour le descendre vers les villages et le faire consommer l’hiver. Lantelme promet qu’avec les troupeaux des moines ne seront admis que ceux des habitants des lieux. (1212, 74, 6177).
En 1228 Artaud d’Eygluy et Lantelme de Gigors reconnaissent , après un rappel de l’abbé de Léoncel, que leurs pères avaient exclu la mise en pâturage, sur les terres ayant fait l’objet d’une cession de droits de l’abbaye, d’animaux confiés à leur garde ou à celle de « leurs hommes », aux côtés de leurs propres bêtes et de celles de « leurs hommes ». (1228, 100, 39).
La même année, Lantelme d’Eygluy, pour se faire pardonner confirme aux moines les donations de ses ancêtres et met un terme à la querelle qu’il faisait à l’abbaye à propos d’Ambel « afin que désormais la maison de Léoncel ait pour toujours, librement et absolument, le droit de pâturage sur Ambel, sans contestation de sa part et de la part des siens » (1228, 101, 6943).
En 1235, à la fontaine (source) du Bruchet à Eygluy, Roland de Roetas, en présence de ses fils consentants, fait don à l’abbaye de tous les prés qu’il possède sur Ambel et reçoit 20 sols viennois et un quarteron de laine. (1235, 1431, 7934).
L’année 1238, Jarenton de Divajeu, donne en aumône (vraie donation) son domaine sur la montagne d’Ambel, à partir de la Coche et au-dessus. Il reçoit 35 sols viennois et un quarteron de laine (1238,127, 7647).
Quatre ans plus tard, Saurine, fille de Guillaume de Charpey, avec l’accord de son mari Artaud de Blainac, quelque fois rencontré dans nos chartes du côté d’Omblèze, transmet, en échange de 10 sols viennois et…de souliers, à l’abbaye tous les droits qu’elle possède sur les pâturages « qui sont à la baume de la Tuteira », au territoire des Glovins (actuel hameau de Saint-Julien en Quint) sur le flanc oriental d’Ambel. La qualité des produits du travail artisanal des frères (laine, souliers) explique leur succès. (1242, 131, 7934).
En 1244 un arbitrage fort intéressant met fin à la querelle entre l’abbaye et Lantelme de Gigors. Ce dernier doit restituer aux moines deux trentains et demi de moutons (75) qu’il a volés, ou l’équivalent de leur valeur fixée à 15 livres ce qui nous permet des comparaisons intéressantes. Il doit reconnaître les donations de ses prédécesseurs qu’il cite, en terminant par Ambel (« et pascua de Ambello ubicumque sint »). Il ajoute « à l’exception des prés traditionnellement interdits depuis longtemps et même dans ces prés après la fenaison…sauf s’ils ne sont pas fauchés à la Saint-Michel » La Saint-Michel se fête le 29 septembre. (1244, 134, 8075).
En 1244, le chevalier Adhémar de Quint, interrogé par l’abbé de Léoncel, reconnaît que ses prédécesseurs ont donné au monastère leurs pâturages sur Ambel et sur Font d’Urle. Il abandonne ses droits et reçoit 8 livres. Les moines pourront user des prés dès qu’ils seront fauchés et à partir de la Saint-Michel s’ils ne le sont pas encore. Peu de temps après, son épouse Misona, confirme la reconnaissance de son mari à un clerc dépêché à Luzerand, hameau de la commune de Menglon, par l’évêque de Die et l’abbé de Léoncel. (1244-45, 136, 8113 et 8114).
Trois fils de feu Francon, deux fils de feu Gaufred et quelques autres, tous de Rouisse hameau de Saint-Julien-en-Quint, reconnaissent devant Lantelme de Gigors que leurs prédécesseurs ont donné à la maison de Léoncel les pâturages d’Ambel, à l’exception de ceux que l’on fauche, que les moines ne pourront utiliser qu’après la fenaison et, au cas où ils ne seraient pas fauchés, qu’après la fête de saint Julien (2Août) (1345, 140, 8192).
En 1245, Agnès, veuve de Guillaume de Rouisse, pour elle et pour son fils Odon, ainsi que le tuteur de son fils, Atenold de Vercheny, reconnaissent devant Ponce abbé de Léoncel, que les prédécesseurs de son époux avaient fait don à l’abbaye de leurs pâturages d’Ambel (1245, 142, 8204).
A nouveau en 1245, Odon Rufi et son frère Lambert, reconnaissent que leurs prédécesseurs ont donné leurs prairies d’Ambel aux moines pour qu’ils en jouissent à partir de la Saint –Julien. Ils reçoivent 56 sols viennois. (1245, 141, 8203).
En 1246, Giraud de Quint, damoiseau (écuyer, ou noble non adoubé chevalier) reconnaît devant divers témoins que son aïeul Odon avait donné au monastère ses prés de la montagne d’Ambel, à l’exception de ceux que l’on a l’habitude de faucher et dont les moines ne peuvent user qu’à partir de la Saint-Michel ( 1246, 176, 8947).
1253 : Adhémar de Roussillon reconnaît avoir donné le pré de Platano qui lui venait de son père et d’autres qui faisaient partie de la dot de son épouse Bertrande, fille de Guillaume de Rouisse. Il cède à celle-ci, en échange, un tènement et deux jardins près de Saint-Julien-en-Quint. Les moines donnent 100 sous (5 livres) à Adhémar et un quarteron de laine à Bertrande. le nom d’Ambel n’apparaît que dans le titre de la charte : est-il d’Ulysse Chevalier ? En tout cas il s’agit bien d’Ambel : Bertrande devait posséder un pré sur le plateau que son mari a donné aux moines, lequel mari la dédommage par des terres proches du village. (1253, 176, 8947).
1258, Humbert de Gigors, descendant le Lantelme confirme la charte et l’arbitrage de 1244. Elle donnait aux moines l’usage de tout ce que sa famille possède sur Ambel et plus spécialement les prés Girardenc et Bufardenc qui se trouvent à proximité du pré de Laye. Le texte souligne la possibilité pour les moines de CONSTRUIRE, partout sur la montagne d’Ambel des maisons ou des granges. Humbert de Gigors reçoit 100 sous viennois (5 livres). Texte important : on peut penser à des cabanes de bergers et à des cabanes pour la fabrication de fromage.
1264-65 . Les frères Valanczas, de Bouvante, reconnaissent que leur père à fait remise à l’abbaye de cens dus par les moines pour l’Aulagnier (entre Léoncel et la Charge, en contrebas du Fau et du Serre du Mortier), la Sausse (Salsa), Toulau (au-dessus d’Ambel) et Bioux (col entre Valfanjouse et Tamée), pour des bois à Ambel (donc partie nord du plateau) et des prés au quartier Espia Freitz, à Bouvante un peu au nord de Logue dans un quartier où les chartreux du Val Sainte-Marie avaient ou allaient avoir une grange). L’abandon d’un cens facilitait le glissement à une propriété éminente. Interrogés par les moines, les deux frères précisent qu’eux-mêmes et des tiers ne « tiennent » que deux sétérées à Cropon ( ?) et 6 à la Chaumate. Et qu’ils ont aussi d’autres prés, fermés de haies, dans lesquels ils doivent accueillir les troupeaux quand ils montent à la montagne. Ils remettent ces sétérées de prés entre les mains du seigneur de Rochechinard, Arnaud Guelini, dont elles dépendent sur le plan féodal. Ce dernier en investit, Bernard Flaviol, moine de Léoncel. Les « donateurs » (les frères Vaanczas) reçoivent 40 sous viennois (2 livres). (1264-65, 218, 10211).
1266. Frère Lautoard (on ne dit pas encore « Dom » ?), prieur de la chartreuse du Val Sainte Marie de Bouvante ( par humilité les chartreuse ne sont pas gouvernées par des abbés, mais par des prieurs) préside en tant qu’arbitre à la recherche d’un accord entre, d’une part, l’abbaye et, d’autre part, Gilles de Montoison, Pierre Gilbert et Pierre Votor de Pontaix . Ces derniers introduisaient leurs troupeaux sur Ambel sans autorisation, au grand dam des moines. Ils furent condamnés à une amende de 10 livres viennoises et s’engagèrent à ne pas revenir sans permission. On mesure les progrès accomplis par les moines. (1266, 226, 10422).
La même année, une autre affaire souligne la maîtrise des cisterciens sur le plateau. Gilles de Montoison, châtelain de Quint et de Pontaix pour le compte des Poitiers (Comtes de Valentinois, il est vrai en difficulté dans la guerre des Episcopaux) demande l’AUTORISATION au vénérable Père Doux, abbé de Léoncel de faire entrer ses troupeaux sur Ambel. (1266, 227, 10442). « Etonnant…Non ? »
En 1269, Arnaud Geelin, chevalier, seigneur de Rochechinard, conteste aux moines le droit de construire dans les bois de la Chaumate une celle (cabane) pour y faire du fromage. Mais ayant acquis une meilleure connaissance des droits des moines notamment en ce qui concerne la propriété du sol, il reconnaît qu’ils peuvent parfaitement construire un ou plusieurs édifices. (1269, 232, 10739).
1283. Guigues de Rouisse donne à l’abbaye, en l’occurrence au célérier Martin, un pré de quatre sétérées sur Ambel , « entre le col des Ayes et le Cros » (Est-ce vraiment sur Ambel ? Le col des Ayes se situe entre Ansage et l’Escoulin, donc plus au sud), et il fait remise du tiers du quart d’un mouton ( !) qu’il percevait chaque année à Ambel, vers l’Assomption, au titre d’un cens sur le bétail de l’abbaye. Il confirme la donation de son père Adhémar du quart de Côte Chicherenche Il renonce à tout cela pour lui même et pour ses enfants. Parmi les témoins figurent des convers de l’abbaye, maîtres des troupeaux ou des chevaux. (1283, 250, 12586).
En 1288, nous apprenons que le cellerier de l’abbaye, Martin, accompagné d’une forte escorte se rend sur Ambel pour émettre une protestation solennelle contre la construction, ordonnée par Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, d’un édifice, peut-être une celle ? Il somme les ouvriers d’abandonner leur entreprise et, sur leur refus, se lance dans une tirade solennelle « Moi, frère Martin, cellerier de la maison de Léoncel, au nom de Dom Giraud, abbé et homme pieux, et en mon nom et en celui de toute la communauté monastique, devant vous, frère Etienne, convers du Val Sainte Marie, Raymons Clari et Jean, son fils, Fayrino de Crest, Serlio, charpentier de Châteaudouble, et Jean Gays, tous présents sur le propre sol de l’abbaye, en dépit de l’interdiction que je vous fis…je dénonce cette construction nouvelle par le jet d’une pierre, et de nouveau par le jet d’une seconde pierre, et encore par le jet d’une troisième pierre ».
Et il fait constater les faits par des témoins, par un notaire impérial et par l’official de Valence (juge diocésain). On aura noté la présence d’un convers chartreux sur le chantier du comte. (1288, 260, 12284).
La montée en puissance des moines de Léoncel sur le plateau d’Ambel, comme en plaine, est liée au trésor que constituent les archives du monastère. Elles conservent la date, la nature, et bien sûr le nom de l’auteur de la moindre donation, la trace de chaque évolution postérieure, notamment par réduction progressive et surtout abandon de cens, le récit de chaque contestation. Les moines peuvent opposer ces textes ECRITS à toute contestation ou velléité de retour en arrière.
Mais assez rapidement au début du XIV° siècle (1303), le comte de Valentinois (et seigneur d’Eygluy) allait prendre, pour ce qui le concerne, une sorte de revanche en organisant sur Ambel une coseigneurie de l’abbé et… du seigneur d’Eygluy.
1er janvier 2014 Michel Wullschleger