A partir de 1240-1270 se produisit un ralentissement des fondations de monastères cisterciens surtout, chez les hommes. Les congrégations liant les monastères d’autres entités linguistiques (Allemagne, Pays Bas, Belgique) semblaient avoir plus d’influences que Cîteaux et les filiations de ses quatre premières filles, avec tout de même quelques nuances pour Clairvaux et Morimond. L’expansion des moniales, soutenue jusqu’aux années 1280, se ralentit ensuite.
Cette fin de la croissance dérivait d’abord de la baisse du recrutement et des donations. Les cisterciens se heurtaient à des difficultés financières et à un endettement sérieux liés aux reconstructions des bâtiments et à des équipements peu rentables, alors que les revenus restaient stables où s’effondraient lors de mauvaises récoltes.
A partir du règne de Philippe le Bel, les cisterciens commencèrent à rechigner devant les demandes d’argent de la monarchie. Accepté avec l’accord du Saint-Siège lorsqu’il s’agissait de défendre la Terre Sainte, le versement des « décimes » fut contesté lorsque les subsides servirent à la guerre contre l’Angleterre en 1294. Les cisterciens en appelèrent à Boniface VIII qui interdit l’appel de décimes sans son approbation et tint des propos théocratiques quelque peu excessifs. De nouveaux conflits éclatèrent à ce sujet en 1301 et 1303, avec arrestation, relâchement et abdication très « politique » de l’abbé général de Cîteaux ; soucieux de « l’après Boniface ». Finalement, de nombreuses abbayes se trouvant dans l’incapacité de payer, Philippe le Bel accepta en 1312 de soustraire les cisterciens aux décimes à venir et déclara vouloir aider l’ordre.
Au concile de Vienne (1311-1312) l’ordre de Cîteaux vit les évêques s’élever contre son privilège de l’ « exemption » qui l’autorisait à traiter directement avec Rome sans passer par l’épiscopat). Les prélats les accusèrent aussi de recevoir des dîmes, de s’introduire dans les paroisses, de négliger leurs devoirs envers les évêques. Habilement, l’abbé de Chaalis situa le débat sur le seul plan canonique. L’ordre connaissait des difficultés, mais il tenait bon.
La situation s’aggrava de nouveau avec l’introduction de la fiscalité pontificale sous Jean XXII (1316-1334) qui inaugura une série de taxes pour compenser la perte des revenus des Etats du Saint Siège en Italie. il décida aussi que tout dignitaire ecclésiastique devait percevoir régulièrement un revenu affecté à son office (épiscopat, abbatiat, canonicat, ou priorat). Outre le paiement de droits de chancellerie, les bénéficiers étaient astreints à leur entrée en charge au paiement au Saint Siège d’ « annates », sommes égales au profit annuel de leurs charges, au paiement aussi des revenus acquis pendant une « vacance » et de taxations supplémentaires pour les « communs services ».
En réalité le poids de ces nouveautés retombait sur les monastères, soit que l’abbé fasse payer la note par le monastère, soit qu’il s’attribue régulièrement une partie des revenus de la communauté (« mense abbatiale »). Le système fonctionna rapidement, surtout dans les régions méridionales proches d’Avignon qui envoyait des « collecteurs ». Mais il conduisit à des comportements en contradiction avec l’idéal individuel de pauvreté en suscitant une répartition et une redistribution des richesses.
Par ailleurs, dès la première moitié du XIII° siècle les papes s’arrogèrent le droit de pourvoir à des vacances , c’est-à-dire de nommer un abbé lorsque la communauté monastique s’abstenait d’en élire un. Il y eut des tentatives en ce sens. Mais l’élection en 1424 d’un abbé de Léoncel que nous avons décrite, montre que les Pères immédiats jouaient encore un rôle majeur.
Le successeur de Jean XXII, Benoît XII, ancien cistercien et forte personnalité, que nous avons rencontré, souhaitait un retour à l’ ascétisme, à la discipline monastique, à la libre élection des abbés, à la tenue régulière d’une réunion annuelle du chapitre général de l’ordre (avec obligation pour tous les abbés d’y participer), aux visites régulières des pères immédiats , à l’abandon des cellules au profit du dortoir, au respect du vêtement monastique et de la clôture, exceptionnellement, à l’abstinence de viande. Il interdit le pécule individuel et le partage des revenus de l’abbaye. Il voulait un retour à l’ordre tel qu’il était au début du XIII° siècle.
Dans son encyclique « Fulgens sicut stella » publiée en 1335, il admettait des dérogations à l’abstinence alimentaire et au respect de la clôture, il refusait le pécule personnel mais acceptait l’usage d’une bourse commune pour des achats d’objets divers et l’octroi d’une pension aux supérieurs renonçant à leur charge. Il exigeait une comptabilité stricte des recettes et dépenses, mais ne mettait pas en cause les rentes et autres profits ne provenant pas du labeur direct des moines (reconnaissance du faire valoir indirect ). Il exaltait les études théologiques) plus que le travail manuel, organise et réglementait des séjours de moines dans les collèges cisterciens et fixait même le prix des pensions. Il renforçait le pouvoir abbatial par la libre élection des abbés, par le contrôle de chaque établissement par son père immédiat, par la puissance retrouvée du chapitre général. Mais, passé le pontificat de Benoît XII, on vit se développer le régime de la commende (octroi d’un titre et d’un « bénéfice », c’est-à-dire d’un avantage financier à une personne nommée) qui aggrava les problèmes financiers et favorisa le laxisme et l’indiscipline, notamment lorsque les commendataires sont étrangers à l’ordre dans lequel ils exercent une fonction.
De mauvaises récoltes caractérisèrent les années 1315-1320 provoquant une dépression générale, puis surgirent la peste et la dépopulation. Les recettes des monastères chutèrent, leurs dépenses et leur endettement s’ accrurent, alors que les profits fournis par les tenanciers stagnaient ou baissaient. Il y eut des répliques de la peste et les excès des routiers démobilisés. Il fallut participer à l’achat du départ des troupes anglaises et au paiement de la rançon de Jean le Bon en 1365. Vers 1400 de nombreux bâtiments étaient en ruines. La situation précaire de l’abbaye de Léoncel poussa, un peu avant 1400, l’abbé à tenter d’unir à son domaine temporel celui des moniales de Vernaison. Partout le recrutement se tarit et des évènements graves se produisirent. Mais le Grand schisme se montra encore plus pernicieux. Après le retour de Grégoire XI à Rome, fut élu Urbain VI , archevêque de Bari. Pour beaucoup, cette élection était inacceptable compte tenu des pressions de la foule romaine. D’où l’élection de Robert de Genève sous le nom de Clément VII. Deux blocs se formèrent : Angleterre, Espagne et certains Etats italiens soutenaient Urbain VI, la France, l’Ecosse, Naples, la Savoie et les états ibériques rallièrent Clément VII. L’unité fut restaurée au Concile de Constance avec l’élection de Martin V en 1417.
Ce schisme fut un désastre pour les ordres monastiques et religieux. Cîteaux et les 4 « premiers pères » (abbés de La Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond) soutinrent Clément et se firent traités de schismatiques par Urbain. Puis Morimond passa dans l’autre camp, rejoignant les cisterciens allemands, anglais, bohémiens, Polonais. L’abbé de Morimond fut déposé par Cîteaux, mais un autre fut élu avec un fort soutien germanique. Le chapitre général perdit à nouveau de son prestige et de son influence face aux regroupements régionaux. La cohésion fut difficile à reconstituer. Le gallicanisme apparut. Plusieurs maisons cisterciennes disparurent et d’autres devinrent indépendantes. La discipline se relâcha quant à la pauvreté individuelle et peut-être la chasteté. Mais l’ordre traversa la crise.
Le rétablissement de son unité se fit lors du chapitre général de 1422 qui prôna la reprise des visites des pères immédits ( à faire « avec sévérité »). On décida d’établir un « Etat des lieux » et l’idée de l’urgence d’une réforme se répandit. En 1433 on décida de nommer des « visiteurs de l’ordre » prenant la place des représentants des filiations. Un nouveau rappel des règles fut diffusé sous le nom de « Rubriques des définiteurs ».. De véritables entreprises réformatrices apparurent aux Pays Bas dès 1425, puis à partir de Clairvaux (austérité, aspirations spirituelles plus modernes avec méditation personnelle, et prière individuelle). Développement aussi dans plusieurs abbayes italiennes et à Tolède où Martin de Vargas parvint à retrouver, peut-être de façon trop autoritaire, l’esprit premier de Cîteaux. Il s’agissait d’initiatives de dirigeants locaux ayant la volonté de se réformer. On relança les études (la bibliothèque de Clairvaux devient célèbre sous Louis XII). Sous Charles VIII l’abbé de Cîteaux était redevenu le chef de tout l’ordre L’Abbé Jean de Cirey 1476 demanda l’établissement d’un bilan des malheurs et de l’effort à consentir. Il voulait la suppression de la commende, la libre élection de l’abbé. Il demanda que le roi obtienne du pape la convocation d’un chapitre exceptionnel pour réformer les monastères et les ramener à leurs premières institutions et à leurs premiers fondements.
En 1494, au collège saint Bernard une quarantaine de dirigeants cisterciens rédigèrent seize « Articles de Paris ». Mais le texte manquait d’audace, se contentant de répétitions, parfois de banalités. Il ne posait pas les vrais problèmes de la propriété et du profit. Néanmoins les « Articles » furent bien accueillis par les abbayes. Mais il ne créèrent pas une véritable ardeur pour la réforme. Trente ans plus tard la réforme protestante allait bouleverser toutes les données et s’en prendre directement aux monastères.
1er février 2011, Michel Wullschleger.