Les plus anciens textes cisterciens nous viennent en aide. En 1100 e pape Pascal II (1099-1118) émettait un « PRIVILEGE ROMAIN » en faveur du mode de vie choisi par Cîteaux. Le « PETIT EXORDE » raconte la naissance du « nouveau monastère » (Cîteaux) et les premiers succès de l’ordre, illustrés par la fondation successive des abbayes de La Ferté (1113), Pontigny (1114), de Clairvaux et de Morimond (1115). En 1119, l’abbé Etienne Harding et ses frères obtiennent de Callixte II l’approbation des « chapitres et constitutions » de la « CHARTE DE CHARITE », notamment en ce qui concerne l’observance de la Règle de saint Benoît. Un peu plus tard, le « CORPUS » 1123-1124 reprend le petit exorde, y joint une synthèse de la Charte de Charité et plusieurs des premières décisions « capitulaires », prises par le chapitré général annuel de l’ordre. Nous avons aussi des témoignages littéraires de moines anglais (Guillaume de Malmesbury « La Geste des rois d’Angleterre », vers 1225, avec une longue parenthèse consacrée à Cîteaux, une lettre d’Etienne Harding de 1131, et l’ « Histoire ecclésiastique » d’Orderic Vital).
Peut-être rédigé par Etienne Harding le PETIT EXORDE évoque la naissance de Cîteaux. En 1098, Robert abbé de Molesme (au diocèse de Langres) quitte son monastère bénédictin avec plusieurs frères, dont Albéric et Etienne Harding, pour servir Dieu selon une observance plus stricte de la règle de Saint Benoît. Ils sont encouragés par le légat du pape, Hugues, archevêque de Lyon et ils fondent un « nouveau monastère dans le désert de Cîteaux ». Sur l’ordre du légat, l’évêque de Chalon érigea Cîteaux en abbaye en 1098. Mais les moines de Molesme réclamaient le retour de leur abbé Robert et le pape Urbain II (1088-1099) les comprit. Il chargea le légat Hugues de régler toute l’affaire. Robert revint à Molesme avec plusieurs moines. Les évêques de Chalon (Cîteaux) et de Langres (Molesme) accompagnèrent le processus avec bienveillance, comme le prouve une lettre de recommandation en faveur de l’abbé Robert. Le texte a recueilli d’autres lettres échangées entre le Saint-Siège et le légat pontifical. A Cîteaux, Albéric est élu abbé. Le nouveau pape Pascal II (1099-1118) accorda le privilège cité ci-dessus dans le deuxième paragraphe. Albéric gouverna Cîteaux jusqu’en 1108, avec ses frères, l’observance de la règle de saint Benoît dans toute sa pureté. Mais il ne put se défaire d’une certaine tristesse devant le faible nombre de postulants. Etienne Harding lui succéda comme abbé de Cîteaux. Il allait fonder véritablement l’ORDRE CISTERCIEN. Au printemps de 1113, date généralement retenue, l’arrivée du futur saint Bernard et de ses compagnons (une trentaine ?) redonna de l’espoir et, selon le Petit Exorde, provoqua en moins de huit ans la fondation de douze monastères.
On peut évoquer ici « L’ACCORD DE MOLESME » intervenu en 1110, entre les abbés d’Aulps, fondée dans le Chablais en 1094 et promue abbaye en 1107, et sa fille Balerne, fondée en 1107 dans le Jura. Il ne s’agit pas d’un texte cistercien, mais cet accord réglait les rapports entre Molesme, Aulps et Balerne d’une façon qui nous intéresse compte tenu des rapprochements que l’on peut faire avec la Charte de Charité. Par ailleurs, Aulps et Balerne rejoindront l’ordre de Cîteaux. en 1136.
LA CHARTE DE CHARITE est le document juridique cistercien par excellence. Le texte et la dénomination sont dus à l’abbé Etienne Harding. « Et donc dans ce décret, les frères précités, voulant prévenir un naufrage éventuel de la paix mutuelle, mirent au clair, statuèrent et transmirent à leurs descendants par quel pacte d’amitié, par quel mode de vie, ou plutôt par quelle charité souder indissolublement par l’esprit leurs moines corporellement dispersés dans les abbayes en divers endroits de la région. Ils estimaient également que ce décret devait porter le nom de Charte de charité parce que sa teneur, rejetant le fardeau d toute redevance matérielle, poursuit uniquement la charité et l’utilité des âmes dans les choses divines et humaines ». On peut situer sa genèse entre 1113 et 1119, date à laquelle elle fut approuvée par le pape Calixte II (1119-1124). L’idée majeure est celle des cinq filiations, c’est à dire les lignées d’abbayes fondées par Cîteaux, La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond. On distingue donc des abbayes mères et des abbayes filles, de génération en génération. Les abbés fondateurs deviennent « pères immédiats » de leurs filles, qu’ils doivent visiter chaque année pour les aider, parfois pour les remettre sur la bonne voie. En ce qui concerne les abbayes cisterciennes d’hommes sur l’espace devenu la Drôme, on peut rappeler que Léoncel et Valcroissant sont filles de Bonnevaux qui était implantée au bord de la Gère, à l’est de Vienne, aujourd’hui en Isère. Bonnevaux était elle même fille de Cîteaux. Quant à Aiguebelle elle appartient à la filiation de Morimond (dont les ruines sont aujourd’hui en Haute Marne). Mais ce texte est plus richement fondateur.
Il convient ici d’en rappeler les titres de chapitres : L’Eglise (abbaye) mère ne réclamera de sa fille aucune contribution d’ordre matériel — La Règle sera comprise et observée par tous les monastères cisterciens d’une seule manière –Tous auront les mêmes livres liturgiques et les mêmes coutumes — Statut général réglant les relations entre abbayes (Consignes à respecter à l’occasion de la visite de l’ abbé d’une autre abbaye) — Visite annuelle de l’Eglise ( l’abbaye) mère à sa fille (visite du père immédiat) — Déférence à témoigner à l’abbaye fille qui visite l’abbaye mère — Précisions sur le chapitre général des abbés à Cîteaux (les abbés doivent se réunir à Cîteaux chaque année) — Statut réglant les relations entre les monastères issus de Cîteaux et leurs fondations (obligations faite à tous de venir au chapitre général, demande de pardon et pénitence de ceux qui ne viennent pas) — Sort des abbés qui mépriseraient la Règle ou les statuts de l’ordre (déposition d’un abbé, mesures contre les récalcitrants, accueil des frères venus à résipiscence, correction de l’abbé de Cîteaux, excommunication en cas de révolte contre la déposition de l’abbé e Cîteaux, résipiscence de l’abbé et des moines de Cîteaux) – Loi réglant les rapports entre abbayes sans lien de filiation (accueil d’abbés d’autres filiations) — Mort et élection des abbés (élection de l’abbé de Cîteaux, administration de Cîteaux durant la vacance, vacance de la charge abbatiale et préparation de l’élection d’un nouvel abbé, conditions d’éligibilité à la charge abbatiale, droit de vote actif et passif, réservé exclusivement aux membres de l’ordre.
La première Charte de charité est dite « antérieure ». Dans une version plus tardive dite « postérieure » on note quelques compléments par exemple un prologue annonçant qu’aucune abbaye ne sera érigée dans un diocèse avant que son évêque ait approuvé le décret élaboré par la communauté de Cîteaux et les autres communautés, issues d’elle.
L’EXORDE DE CITEAUX, un peu plus plus tardif rappelle successivement la sortie de Molesme des moines cisterciens, les débuts du monastère de Cîteaux, le statut général réglant les relations des abbayes être elles (résumé de la charte de Charité). Il reprend aussi un certain nombre de « Décisions capitulaires », décisions prise par le Chapitre général.
Parmi LES DECISIONS CAPITULAIRES on peut retenir, car elles sont essentielles pour la vie quotidienne : l’interdiction de recevoir un homme ayant renoncé au monde et voulant se rendre dans une autre « Eglise » (abbaye) — Le sort réservé aux moines et convers fugitifs – Des directives concernant la construction des abbayes — La liste des livres qu’ils faut impérativement posséder : le missel, le texte des Evangiles, l’épistolier, le collectaire, le graduel, l’antiphonaire, l’hymnaire, le psautier, le lectionnaire, la Règle et le martyrologe. — Le vêtement — La nourriture (à l’intérieur du monastère on ne mange ni viande ni graisse ; jours de régime quadragésimal pendant le carême). Et encore…
…Des précisions sur la provenance de la subsistance des moines « Les moines de notre ordre doivent tirer leur subsistance du travail de leurs mains, de la culture des terres et de l’élevage des troupeaux. Dès lors, il nous est permis de posséder pour notre usage personnel, des étangs, des forêts, des vignes, des pâturages, et des animaux, excepté ceux qui, d’ordinaire excitent la curiosité et étaient la vanité plus qu’ils n’apportent d’utilité, tels que les cerfs, les grues et autres animaux de ce genre. Pour exploiter, entretenir et maintenir tout cela en état nous pouvons avoir, à proximité du monastère ou, au loin, des granges qui seront surveillées et administrées par les convers.
…La défense faite aux moines d’habiter hors de la clôture, « De fait, le moine dont le cloître doit être selon la Règle, l’habitation propre, peut, bien sûr, aller dans les granges chaque fois qu’il y est envoyé, mais jamais pour y habiter plus lointain. Il n’est aucunement permis de s’associer avec les séculiers pour le pacage des troupeaux ou l’exploitation des terres, soit en les donnant, soit en les acceptant en métayage ou en bail à cheptel »
…L’ interdiction d’habiter sous le même toit que des femmes — la défense faite aux femmes de franchir la porte du monastère.
…Celle faite aux moines de donner ou d’accepter métayage ou bail à cheptel. « Il n’est aucunement permis de s’associer avec des séculiers pour le pacage des troupeaux ou l’exploitation des terres : soit en les donnant, soit en les acceptant en métayage ou en bail à cheptel » ou en bail à cheptel »
…Le destin et les travaux des convers « Ces travaux doivent être faits, comme on l’a dit, par les convers ou par les ouvriers salariés. Quant à ces convers, avec la permission des évêques, nous les prenons en charge comme nos proches et nos aides, de la même façon que nous accueillons les moines : pour nous ce sont des frères et ils participent à nos biens tant spirituels que matériels au même titre que les moines. Cependant nous éprouvons (« probation ») pendant un an ces nouveaux venus chez nous. Après un an, nous recevons au chapitre la profession de celui qui veut rester et mérite d’être gardé. Cette profession faite, le convers ne deviendra jamais moine, même s’il insiste. »
…L’interdiction de certains revenus :« Les églises, autels, sépultures, dîmes sur le travail et la nourriture d’autrui, domaines ruraux, paysans, redevances sur les terres, revenus des fours et des moulins et autres ressources semblables, contraires à l’intégrité de l’observance monastique sont incompatibles avec notre condition de moines et de cisterciens. »
…les possibilités d’admission à la confession, à la communion, à la sépulture
…Ce qu’il est permis aux cisterciens ou nom de posséder en or, argent, pierres précieuses et soieries – Sculptures et peintures autorisées seulement sur des croix de bois.
Ces textes, trop rapidement présentés nous montrent que vers 1165 l’ordre de Cîteaux s’est organisé et consolidé. Il s’est surtout diffusé très largement : en 1165 on compte déjà environ 185 abbayes cisterciennes en France (territoire actuel), 59 en Grande Bretagne, 31 en Allemagne, 22 en Italie et autant en Espagne, 9 en Irlande, 6 en Autriche, au Danemark et au Portugal, 5 en Suisse, 4 en Tchécoslovaquie, 3 en Belgique et en Pologne, 2 en Syrie et en Norvège, 1 aux Pays Bas et en Slovénie. Au total plus de 370. Mais l’historien ne peut s’empêcher de confronter les décisions capitulaires et notamment l’interdiction de certains revenus avec les conditions qu’acceptent, selon leur propre cartulaire, les moines de Léoncel dans leur expansion territoriale.
1er Mai 2013 Michel Wullschleger.