A Montmeyran, en plaine de Valence, le 8 janvier 1303, dans la forteresse du comte de Valentinois, Aymard IV de Poitiers et Jacques, abbé de Léoncel acceptent l’idée d’un compromis au sujet de leurs différends touchant les montagnes et pâturages de Léoncel, d’Ambel et des Glovins (Ces derniers, peut-être pour les pâturages d’Ambel relevant du Mandement de Quint ?). Les arbitres choisis sont André, abbé de Bonnevaux, Lantelme de Burgondionis, Guillaume de Montoison, chevalier, et Jean Audoardi, jurisconsulte. Le comte de Valentinois et l’abbé de Léoncel déclarent accepter leur sentence, sous peine du versement de 100 marcs d’argent. Les témoins sont un religieux, Pierre de Plenterii, recteur dans le diocèse d’Uzès, un chevalier, G. de Rochemaure, et un notaire de Châteaudouble, Ponce Arlalisterii. Les pouvoirs des arbitres dureront jusqu’à la Toussaint. Martin de la Roche, prieur de Léoncel et Ponce de Chabeuil, cellérier de l’abbaye donnent leur assentiment au nom de la communauté des moines et Aymar promet de donner celui de son fils Aymar.
A Léoncel, dans la nouvelle hôtellerie, le 16 juillet 1303, jour assigné au comte et à l’abbé, un mardi avant la Sainte Marie-Madeleine, en présence de plusieurs témoins dont Jacquemet de Roissanis, damoiseau et devant les arbitres nommés par eux le 8 janvier, à l’exception de Lantelme de Burgondionis, comparaissent l’abbé et, représentant le comte, son bailli général Guillaume de Rochemaure. Ils confirment leur acceptation du compromis. En conséquence, Martin Roche, prieur, Ponce de Chabeuil, cellérier, Etienne de Serves, sous cellérier, Viven, sous-prieur et 10 moines réunis en chapitre, approuvent le compromis, ce dont sont témoins notamment Aymar Berenger, damoiseau,et Audebert d’Ourches, châtelain d’Eyglu y. Les arbitres prononcent alors la sentence.
Le comte de Valentinois, seigneur d’Eygluy et de Quint est l’unique seigneur du territoire sur lequel les cisterciens de Léoncel ont installé leur monastère. Toute juridiction lui appartient sur les terres des deux Mandements, mais pas sur les moines. Pourtant il interdit aux religieux de se placer sous l’autorité d’un autre prince et il prend le droit d’installer à l’abbaye un garde agréé par l’abbé, mais qu’il appointera lui-même. Le comte s’engage à renouveler les privilèges d’exemption de droits de péage et autres, accordés par ses prédécesseurs. Les arbitres déterminent l’étendue d’un territoire réservé ou « devès », délimité par 18 bornes et dans lequel le monastère estime posséder des droits spécifiques contre le comte. On détermine encore la portion de la montagne d’Ambel qui sera indivise entre le comte et l’abbé : on précise le nombre de trentains d’animaux que chacun pourra entretenir et les bénéfices qu’il percevra; les droits de pulvérage levés sur des troupeaux étrangers traversant les terres sont laissés à celui des deux qui tient ces dernières. Pour se rendre à Ambel, les troupeaux suivront la nouvelle route passant parla Vacherie et ils pourront utiliser les abreuvoirs établis par les moines. Ce texte a l’apparence d’un partage équitable. Mais en réalité il consacre la tutelle du comte sur l’abbaye : l’interdiction faite à l’abbé de contracter des obligations féodales à l’égard d’un autre seigneur que le comte pour des terres dans les deux Mandements cités, la présence d’un gardien chargé de veiller au respect des intérêts des Poitiers, apparaissent très significatives.
Certes, il y a le « devès », territoire en principe dominé par l’abbé. Mais l’abbaye n’a pas le onopole de la juridict on sur la partie de ce devès situé dans le Mandement d’Eygluy. Les prérogatives attachées à la seigneurie « banale » restant du ressort du comte. Les amendes suscitées par des excès dans le cadre des droits d’usage sont levées en son nom. Et certains droits seigneuriaux, comme la capture des oiseaux de proie ne sont pas acquis par l’abbé, mais accordés par le comte à titre grâcieux. Par contre la situation créée par la sentence apparaît favorable en ce qui concerne la préservation des avantages économiques de l’abbaye, grâce, entre autres, au renouvellement des exemptions de péage et de pulvérage sur les terres des Poitiers, concédées par les prédécesseurs du comte Aymar. Et puis, à long terme, les grandes familles féodales passent et l’abbaye demeure.
Sur le plateau d’Ambel s’installe une coseigneurie entre le comte et l’abbé. Le plateau fournit des revenus, provenant à l’époque surtout des activités pastorales du comte et de l’abbaye, mais aussi de l’ouverture des espaces herbagers à destiers, moyennant des redevances. Le comte et l’abbaye se partagent les charges, comme l’entretien des chemins et des abreuvoirs, les fameux « bachats », et les revenus de la location des alpages.
Au total, l’abbaye apparaît davantage comme un multiple coseigneur que comme un seigneur de grand exercice. Cela tient d’abord à son installation sur des terres dont le seigneur tout puissant est le comte de Valentinois, imbu de son pouvoir et qui cherche à créer une vraie principauté, à l’image de celle du Dauphiné. Le statut de l’abbaye s’explique surtout par le morcellement de son domaine temporel entre une dizaine de Mndements sur lesquels elle ne possède pas les grands outils de la seigneurie que son le ban (pouvoir d’ordonner, de contraindre, de punir) et l’exercice de la haute et de la basse justice. La comparaison s’impose avec la chartreuse voisine du Val Sainte-Marie de Bouvante. Bénéficiant d’un très vaste domaine tempoel d’un sul tenant que l’on a rapidement désigné sous le nom de « Mandement des chartreux », elle a tiré bénéfice d’une démarche du dernier dauphin de Viennois, démarche à l’opposé de celle du comte de Vaentinois. Le 2 septembre 1345, Humbert II, dans le port de Marseill et sur la galère qui va l’emporter en Asie Mineure, à la tête d’une croisade contre les Turcs, fait rédiger une « patente » dans laquelle il confirme la seigneurie des chartreux et expressément leur droit d’exercer la haute et la basse justice sur le territoire de leur Mandement dont il rappelle les limites et qui alors dépassait assez largement celles que nous reconnaissons aujourd’hui à la commune de Bouvante, héritière de cet espace en 1789 et dont la superficie atteint 8388 hectares.
L’acceptation de cette sentence arbitrale par l’abbaye s’explique en partie par le contexte plutôt violent de la Guerre des Episcopaux entre l’ évêque de Valence et Die et le comte et par le fait qu’à plusieurs reprises, elle a fait appel à la justice comtale pour l’emporter dans des conflits, dont deux concernant des communautés villageoises.
Dans les relations économiques et sociales qu’elle entretient avec ceux qui travaillent des terres lui appartenant l’abbaye de Léoncel, entrain de promouvoir le « faire valoir indirect » et de multiplier les contrats d’ « albergement », tient parfaitement son rang de seigneur ecclésiastique.
Par ailleurs, l’histoire montre que les grandes familles féodales disparaissent plus rapidement que les monastères et que ces derniers savent profiter de cette disparité.
Le 1° Août 2010 Michel Wullschleger