La communauté des moines de Léoncel avait donc suivi Dom Périer à Montélier. Mais, si le prieur estimait que l’insécurité justifiait l’abandon du site de Léoncel , comme il l’écrivit dans plusieurs textes non sans exagérer à propos des précipices, des animaux sauvages et des rôdeurs, il n’en continuait pas moins à s’intéresser à l’économie de la montagne qu’il aurait voulu transformer. Vivant désormais dans le bas pays, le prieur avait installé dans les murs de l’abbaye un prêtre nommé Rey, auquel l’évêché accorda difficilement le titre et le salaire de vicaire. Rey administrait la paroisse, représentait le prieur auprès des fermiers, grangers et tenanciers de l’abbaye et tenait une correspondance suivie avec le prieur qu’il renseignait inlassablement sur les évènements, les difficultés et les besoins. On peut dire qu’il se montra à la hauteur de la confiance du Dom Périer.
LES GRANDS PROJETS DE DOM PERIER. Dom Périer conserva un temps l’espoir d’installer le communauté à la Part-Dieu qui, en vertu des textes de fusion de 1194 formait statutairement avec l’abbaye un seul monastère. Avant l’installation de la commende, ce domaine, avec sa chapelle et ses nombreux locaux accueillait chaque année la communauté cistercienne depuis la Saint-André jusqu’à Pâques. Il constituait aussi un refuge plusieurs fois utilisé pendant les périodes de crise, notamment aux XIV° et XVI° siècles. Et il abritait à longueur d’année des moines chargés d’entretenir le sanctuaire. Mais au partage de 1697, la Part-Dieu échut à l’abbé et Alexandre Milon refusa tout échange en dépit des mémoires que ne manquèrent pas de lui adresser le prieur ou son frère, nommé « procureur » de l’abbaye pour cette affaire.
Pierre Périer rêvait de transformer l’économie de la montagne pour améliorer les revenus de l’abbaye. Nous avons noté la visite à Léoncel en 1726 de la Commission pour la restauration des forêts et les décisions qu’elle avait imposées. Nous savons aussi que dès son arrivée, Dom Périer avait vendu, conjointement avec le duc de Tallard une importante coupe de bois, aux métallurgistes du Royans et que le contrat avait été renouvelé par la suite. La vente de ces coupes avait suscité l’installation de familles, probablement dans des cabanes en bois, pour couper le bois et le charbonner, mais qui essartaient, cultivaient pour se nourrir et élevaient des animaux.
Quelque peu physiocrate, le prieur voyait dans l’agriculture et l’élevage la source essentielle de richesse. Il souhaitait davantage de liberté dans la gestion d’un espace à son goût trop boisé et en même temps paradoxalement privé du réseau de chemins de vidange que l’importance des bois aurait dû susciter. Plusieurs mémoires significatifs nous sont parvenus. Il rêvait de créer sur les plateaux d’Ambel et de la Saulce un grand haras . Dans plusieurs textes successifs, il décrit aussi bien l’insuffisance de l’élevage des chevaux dans le Dauphiné que les atouts des espaces qu’il propose pour l’implanter et le développer, atouts liés à la qualité de l’herbe, au climat, à la présence des matériaux nécessaire à l’érection de bâtiments, et à l’existence d’un marché puisqu’en la matière la région dépend alors du Vivarais. Parallèlement, il souhaitait repeupler la montagne., installer des familles (On le verra très marri d’être obligé par les Eaux et Forêts d’expulser des familles installées clandestinement dans les bois). Il estimait nécessaire d’initier une vraie politique de défrichement pour multiplier les herbages et les cultures et développer l’élevage du mouton pour la laine , la qualité de celle que l’on produisait alors sur Ambel valant, selon lui, celle que l’on achetait bien cher en Espagne. Et il faisait le lien avec l’industrie textile romanaise.
En réalité ces projets allaient à contre-courant de la politique forestière royale définie dans la Grande ordonnance de Colbert de 1669 et qui confiait aux Service des Eaux et forêts une mission de restauration des forêts après des siècles de ce que l’on a qualifié d’abus, voire de pillage (coupes clandestines, ouverture des forêts au pacage du bétail , charbonnage excessif encouragé par les entreprises de métallurgie) mais qui correspondait aussi aux besoins d’une population manquant sans doute de discipline forestière, mais trouvant dans les bois des compléments essentiels voire vitaux. Cette population était celles des communautés villageoises de la montagne (Le Chaffal, Omblèze, La Vacherie) et du Piémont (Combovin, Châteaudouble, Charpey, Barbières notamment).
DE GRAVES DIFFICULTES AVEC LES EAUX ET FORÊTS Les prescriptions de 1726-1727avaient révolté les villageois qui les considéraient comme une atteinte à leurs « droits d’usage ».. En fait, moines et paysans se trouvaient placés sous haute surveillance. Des mesures draconiennes furent prises en particulier contre les clandestins : expulsions de charbonniers, destruction de huttes et de chaumières, saisie du bétail dans les taillis, d’outils d’abattage et de charriots de transport. Les officiers de la Maîtrise de Die des Eaux et forêts signifiaient le délit, établissaient le séquestre des pièces coupées et les citations des délinquants.
L’ensemble de ces mesures permit de freiner momentanément l’exploitation de la forêt. Mais ni les moines, ni les communautés ne désarmèrent et les dégradations reprirent. En 1761, le Maître des Eaux et forêts de Die inspecta les coupes faites sur Ambel. Dans une lettre adressée à Dom Périer, il écrivait « N’affectez pas autant de sécurité. Vous avez dénaturé plus de 6OO arpents de bois…vous en avez tiré un profit de plus de 70000 livres…Vous voulez faire de nouveaux domaines, sans vous apercevoir que vous êtes obligé de rensemencer en bois toutes les terres de votre moulin, la plus grande partie de celles de votre domaine de l’abbaye, toutes celles qui sont depuis le petit Echaillon jusqu’au Serre du Lion, grand Echaillon et plaine de la Saulce, et celles depuis le Serre du Lion jusqu’au domaine de la Charge. Ces cinq domaines doivent être démolis…Faites vous semblant d’ignorer que s’il y a des défrichements dans Valfanjouse, ils procèdent du fait de votre maison. ». Bien entendu, les moines, obligés de raidir leur attitude, se trouvaient en porte à faux vis à vis des villageois qui leur tenaient rancune. En 1762, Charles Raymond fit saisir 5000 pièces de bois coupées et destinés à la métallurgie de Saint-Martin le Colonel. En 1766, il revint à Léoncel. Il accompagnait un Commissaire royal, envoyé de Paris à la suite de dénonciations faites par les agents diois à propos des coupes et défrichements opérés ou tolérés par les moines. Le Commissaire examina les titres de propriété de l’abbaye, se rendit à la Saulce et sur Ambel et constata de nombreux délits dans l’espace coupé au profit des entrepreneurs du Royans. Une sorte de tribunal se tint à Léoncel. Les religieux purent se défendre, mais le procureur désigné par le Commissaire leur interdit de couper des arbres sans autorisation et exigea la justification de l’emploi des sommes perçues pour la vente. A son tour, le Commissaire interdit les essarts et les défrichements, taxa l’abbaye d’une amende de 1200 livres au profit de la caisse de sa Majesté et d’une autre de 2000 livres, qui devait servir à réparer les dégâts et à reboiser. Il y eut des saisies de récoltes sur les essarts., et des confiscations de stocks de bois coupés. Les mauvaises relations entre Charles Reymond et le prieur de Léoncel empiraient, d’autant plus que des querelles d’ordre privé surgissaient à propos des alentours de Valfanjouse. Avec les entrepreneurs du Royans, les moines signèrent un appel au roi dans lequel il était question de l’esprit de vengeance de Raymond que les cisterciens considéraient comme un escroc.
D’une façon plus générale, ile prieur cultivait les idées nouvelles. C’est lui qui amorça le processus d’abonnement de l’abbaye à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, décision surprenante de la part d’un monastère d’importance plutôt modeste. Et tant qu’il fut présent, il prôna le défrichement, l’extension des terres labourables et des surfaces en herbe, le développement de l’élevage des chevaux et des moutons, l’entretien de bonnes relations avec les fournisseurs de bois pour la marine qu’intéressait beaucoup le quartier de Comblézine., peuplé de superbes hêtres.
LE PIEGE DE SAINT-VINCENT DE CHARPEY A partir de 1762, Dom Périer passa de plus en plus de temps à Saint-Vincent de Charpey, auprès du couple Arnoux dont le mari était fermier de la commanderie des Hospitaliers de Jérusalem, et dont l’épouse « avait une détestable réputation » selon le chanoine Jules Chevalier, auteur d‘une histoire du monastère publiée en 1906. Dom Périer eut d’abord une chambre, puis il fit construire une belle maison qu’il meubla en utilisant parfois l’argent de l’abbaye. Son frère Jean Périer avait remplacé Rey comme curé de Léoncel. Le prieur donnait encore le change. En 1770, l’ abbé général de Cîteaux le chargea de se rendre à Marseille pour effectuer la visite canonique de la communauté des dames du Mont-Sion et pour rédiger les règlementas nécessaires au rétablissement d’ une situation devenue inquiétante. En 1772, il avait accueilli le nouvel abbé commendataire qui conserva la Part-Dieu et les domaines associés. En 1773, il organisa, avec son frère, curé de Léoncel, une mission de 18 jours confiée à deux pères capucins (franciscains) qui se termina par les cérémonies d’usage le 8 juin. Un texte signé des deux religieux invités souligne la bonne participation des habitants, en fait surtout des femmes et pas seulement celles de Léoncel et de la Vacherie. La même année Dom Périer fit échouer une tentative du marquis de Cassini pour évincer les moines d’une partie de Toulau.
Les autres moines semblent avoir quitté la plaine pour se réinstaller à Léoncel dès 1775 . A propos de Dom Périer, la rumeur augmentait, se transformant en scandale après le curieuse intervention de deux filous déguisés l’un en moine cistercien et l’autre en officier, qui, à l’aide d’une fausse procuration de l’abbé général, subornèrent quelques personnalités valentinoises et non des moindres, puis montèrent à Léoncel sous le prétexte d’une rencontre avec le prieur (lequel avait quitté la région). A l’abbaye, ils s’emparèrent de pièces d’argenterie, convoquèrent les fermiers, collectèrent des sommes dues aux moines, pillèrent provisions et réserves afin de les vendre à leur profit. Ils firent des affaires, trompèrent de nouvelles personnes et déclarèrent qu’ils seraient de retour après une visite à Toulouse. On ne les revit pas. L’Ordre décida d’honorer les dépenses et de désintéresser toutes les victimes des deux filous. Il autorisa Dom Périer à emprunter une forte somme (8000 livres) « qui fut hypothéquée sur le domaine du Conier ». On trouve le récit complet de ce triste épisode dans « Les Annales de Michel Forest » publiées en 1880.
Le 6 février 1777, l’ordre de Cîteaux releva de ses fonctions Dom Pierre Périer et l’envoya, pour y faire pénitence, au monastère de Bonlieu sur Roubion., alors lié à Valcroissant.
1er avril 2012 Michel Wullschleger