LES COMBATS DE DOM PONCELIN, PRIEUR CLAUSTRAL 1777-1781

leoncel-abbaye-42.1 Le 6 février 1777, l’ordre de Cîteaux relevait Dom Périer de ses fonctions et nommait Dom François-Joseph Césaire de Poncelin, nouveau prieur claustral. Cet homme, austère et rigoureux, rejoignit la communauté monastique à Léoncel. Héritier de dossiers particulièrement épineux, il considéra très vite comme inacceptable le grand désordre qui régnait dans le monastère . Il fallait redresser les finances malmenées par les dettes de Dom Périer, par les emprunts qu’elles avaient induits, par les amendes infligées par les Eaux et Forêts et par les dépenses liées aux procès toujours florissants. Il fallait tenter de maîtriser enfin le long processus de réduction du nombre de monastères ouvert par la Monarchie après l’Assemblée générale du Clergé de 1765, et qui, compte tenu du triste état de Léoncel, faisait peser une lourde menace sur son avenir. Il fallait enfin, après une trop longue absence des moines, descendus pendant dix-huit ans dans la plaine, reprendre la main en ce qui concernait les différents volets de la crise forestière, aggravée par la politique de Dom Périer, par les réactions des Eaux et Forêts et par les interventions toujours plus massives des habitants des communautés villageoises du piedmont occidental dans les forêts gérées par l’abbaye.

Dom Poncelin tenta d’abord d’en finir avec les dettes de l’abbaye. L’ordre de Cîteaux avait autorisé Périer à emprunter une somme de 8000 livres pour éponger les conséquences de l’équipée du faux cistercien et du faux officier. Il avait alors fallu hypothéquer plusieurs domaines dont celui du Conier et les versements allaient se prolonger jusqu’en 1789. Il fallait aussi éponger les dettes ouvertes par Dom Périer au profit de sa maison de Saint-Vincent de Charpey et de la famille Arnoux. Plusieurs fournisseurs impayés se manifestèrent dont un confiseur de Bourg de Péage . Certaines factures s’avérèrent être des faux. Il y eu beaucoup de bruit, d’insultes, de procès et de débours.

Le problème de l’éventuelle disparition de l’abbaye de Léoncel se posa avec plus d’acuité en 1779. Compte tenu de l’état décadent de nombreux monastères, l’Assemblée générale du Clergé de France de 1765, avait décidé d’attirer l’attention du pape Clément XIII sur l’état des communautés religieuses. Elle nomma une « Commission de juridiction », chargea l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, de préparer un rapport suppliant le souverain pontife de nommer des cardinaux ou évêques qui, investis de son autorité pourraient « rétablir l’ordre et la régularité ». Dans une réaction très « gallicane », le Conseil du Roi, averti de cette démarche, prit les devants dès 1766 et nomma à son tour une « Commission des Réguliers » qui adressa un questionnaire à tous les évêques et prit des décisions très sévères,. Elle voulait imposer le rétablissement de la « conventualité » et le recul de l’âge de la profession religieuse à 25 ans. Elle fixait à 15 au moins le nombre de religieux pour les monastères non réunis en congrégations et à 8 au moins pour ceux qui l’étaient, enfin elle voulait réduire le nombre de monastère à 2 à Paris et à 1 seul dans les autres villes, bourgs et autres lieux.
Cette Commission élabora l’Edit de février 1773 qui prescrivait en 34 articles de nouvelles mesures. Entre 1768 et 1780 elle convoqua les chapitres des divers ordres, rédigea un nouveau corps de lois, supprima des communautés régulières et abolit même quelques ordres religieux. Ainsi les Antonins furent-ils réunis avec leurs biens à l’ordre de Malte. Ainsi disparut la congrégation de Saint-Ruf, sécularisée et dont les biens devaient être « employés de la manière la plus utile par l’Eglise et l’Etat ». Pour sa part, l’ordre de Cîteaux présentait des faiblesses. Certes, il comptait 1873 religieux dans 227maisons, ce qui représentait une moyenne de quelque 8 religieux par maison, mais nombre d’abbayes n’en abritaient que 3 ou 4. Et c’était le cas de Léoncel ! Vers 1779 la Commission fit une enquête dans le diocèse de Valence, avec l’idée de « désigner les monastères et maisons religieuses qu’on pourrait détruire et dont les revenus pourraient servir à entretenir les vieux curés ou à élever de jeunes ecclésiastiques ou à d’autres Oeuvres plus utiles qu’à nourrir les religieux ou autres prieurs éloignés de leur bénéfice et qui n’y viennent que pour plaider ». Le texte qu’elle rédigea sur la situation de Léoncel se révèle d’une grande sévérité. Il évoque quelques fâcheux épisodes fâcheux de l’histoire du monastère (affaire de l’éventuel empoisonnement du début du XVIII°, mauvaise conduite de Dom Périer, abandon du site montagnard…). Et il souligne l’importance des revenus des moines : « Les décimes et charges payées, on peut compter que la mense monacale (la part de revenus appartenant aux moines) vaut pour le moins 7000 livres de rente. Ces revenus consistent en deux gros domaines (ceux du Conier et de la Grange de Léoncel), en, droits seigneuriaux (plusieurs terriers en montagne et en plaine), en une redevance en blé, en un moulin une exploitation de bois (moulin et scie sur le ruisseau de Léoncel) et en autres choses ». En réponse à ce texte, Dom Poncelin rédigea un mémoire sous le titre de « Raisons pour la maintenue et conservation de l’abbaye » dans lequel il développait des arguments d’ordre religieux, économique et social. On peut en extraire les lignes suivantes : « Les biens de la mense conventuelle, tant de la plaine que de la montagne, produisent environ 8.000 livres de rentes, sur lesquelles il faut défalquer les charges. Ce produit vient des améliorations que les religieux ont faites dans la portion qui leur est échue dont ils ont augmenté le revenu de plus d’un quart, en animant l’agriculture dans les montagnes par les secours et avances constamment faites aux habitants, tant en argent qu’en grains, en sorte que par ce moyen ils en ont augmenté le nombre qui forme actuellement une paroisse composée environ de 400 communiants, annexée à l’abbaye. Comme les religieux ont la dime partout, le travail de l’habitant produit également à l’agriculture et à la maison ». « Ces habitants ne forment point village ; ils sont épars ça et là dans les montagnes, à grande distance les uns des autres. Il n’y a aucun protestant parmi eux, bien qu’ils en soient environnés. Ils paient exactement leurs charges. Ils ne sont pas riches, mais ils n’en sont jamais pour aller mendier, parce que dans les cas où l’intempérie du climat fait tort aux récoltes, les religieux y suppléent, au point que quand les neiges submergent les maisons, l’on envoie à chaque maison nécessiteuse du pain par l’orifice extérieur des cheminées, raison pour laquelle les habitants tiennent ans le pays qu’ils abandonneraient sûrement si Léoncel était réuni à quelque autre abbaye éloignée, d’autant mieux que ce sont ces religieux qui y ont appelé ces habitants qui occupent environ six lieues de pays affreux en circonférence ».
« Il est aussi bon d’observer que les domaines de la montagne dépendant de l’abbaye diminueraient de plus de moitié de produit en cas de réunion, parce qu’on ne peut les faire valoir qu’à moitié pour en tirer parti, en faisant des avances aux grangers qui par l’état de leur fortune ne pourrait du tout les tenir à ferme et ne pourraient être remplacés par personne, aucun de la plaine ne voulant habiter dans ces pays, ce qui rendrait dans peu la montagne absolument déserte ».

Leoncel Abbayeleoncel-abbaye-42.2Dom Poncelin suggérait, comme naguère Dom Périer, l’installation de la communauté monastique à la Part-Dieu, où l’on pourrait recevoir également dans un seul monastère les deux religieux de Bonlieu, autre établissement menacé et les deux moines d’Aiguebelle bien isolés. En fait il répondait, avec une évidente sagesse et en faisant des rappels judicieux, au texte outrancier de la commission qui exagérait les abus et se servait de façon excessive du souvenir laissé par les dernières années du « règne » de Dom Périer dont le bilan n’était pas seulement négatif . Ce texte décrit des relations équilibrées et sereines. Mais la situation avait évolué et, en réalité, Léoncel fut sauvée grâce à son appartenance au puissant ordre de Cîteaux qui conserva toutes ses implantations jusqu’à la Révolution, il est vrai très proche.

C’est à propos des forêts de l’abbaye que le prieur allait rencontrer les plus grandes difficultés. La poussée démographique du XVIIIème siècle et les difficultés économiques poussaient les villageois à chercher des revenus dans la vente de bois sous toutes ses formes. Il s’agissait pour ces villageois soit de défendre leur « droit de bûcherage » en dénonçant devant la Justice les coupes ordonnées par les puissants et notamment par les moines de Léoncel, (nous savons que Dom Périer n’avait pas la même politique que le Service royal des Eaux et Forêts), soit d’entrer en masse dans les bois pour se servir de façon désordonnée. En 1778, au nom de ce « droit de bûcherage », les habitants de Châteaudouble, soutenus par leur seigneur, intentaient un procès à l’abbaye pour abus de coupe de bois sur le plateau de la Saulce qui s’étend au sud ouest du col de la Bataille et domine Omblèze, dans le quartier de Comblézine qui domine Bouvante au nord-ouest du Col de la Bataille et dans la forêt de l’Epenet qui, de l’ouest, domine le ruisseau de Léoncel en aval de l’abbaye . Les villageois demandaient 25.000 livres de dommages et intérêts, la saisie des bois coupés et vendus à un marchand de Saint Jean, le sieur Terrot. Un arrêt du Parlement condamna les moines et ordonna la saisie des bois. On plaidait encore en 1788.
Surtout, Dom Poncelin dut réagir devant les déprédations et vols effectués en forêt de l’Epenet par des habitants des communautés villageoises de Barbières, Rochefort-Samson et Saint Vincent de Charpey. La forêt de l’Epenet occupe le grand versant qui à l’ouest du ruisseau de Léoncel s’élève jusqu’aux rochers également dits de l’Epenet . Ceux-ci dominent les combes creusées dans les plis les plus occidentaux du Vercors, sur les territoires actuels de Saint Vincent, de Barbières et de Rochefort-Samson. Dans plusieurs endroits, il est relativement aisé de jeter des bois du haut de ces falaises et d’en organiser l’enlèvement par les portails qui ouvrent les combes sur la plaine. L’un d’entre eux ayant été tué, les gardes mis en place à l’injonction des Eaux et Forêts craignaient pour leur vie, et pactisaient avec les pilleurs de bois. Or il se trouve que la Commission royale de réformation des forêts, venue sur place, avait , dans un procès-verbal du 18 avril 1727, imposé la mise en réserve du quart des forêts de ‘abbaye et désigné nommément les bois de Comblézine et, pour complément, de l’EPENET dont l’essentiel aurait du être très strictement protégé . Le 11 mai 1781, Dom Poncelin adressait une supplique au Parlement de Grenoble dans laquelle il demandait une enquête sur les désordres en forêt et des poursuites contre des hommes appartenant aux communautés de Barbières, Samson et Saint-Vincent et que les moines accusaient de coupes de bois, abusives, d’insultes et voies de fait contre l’un d’entre eux, de menaces d’incendie de l’abbaye et même de meurtre du prieur. Sans oublier le commando venu de nuit pour couper les cordes des cloches de l’abbaye afin, surtout, que les moines ne puissent alerter les paroissiens. L’enquête fut accordée et confiée à un avocat commissaire. Le prieur dénonça les plus compromis parmi les villageois, ceux qu’il considérait comme des meneurs, en précisant les noms, les sobriquets et les lieux d’habitation. Le Parlement prononça un arrêt du 27 juillet 1781 exigeant la comparution individuelle de 72 témoins désignés par Dom Poncelin, devant le sieur Dauphin, lieutenant criminel de la Sénéchaussée de Valence. Nous possédons les comptes rendus des interrogatoires, fort intéressants quant à l’état d’esprit des villageois envers l’abbaye, absente de la montagne pendant 18 ans et pour laquelle ils manifestaient du mépris et parfois de la haine. Les plaintes les plus graves visaient Joseph Carichon qui fut arrêté le 9 août et conduit par la maréchaussée à une prison de Grenoble. Après s’être caché pendant des semaines, Joseph Grangier fut arrêté à son tour et conduit, lui aussi, à la prison de Grenoble.
Ces évènements déclenchèrent une tempête contre l’abbaye. Des textes très hostiles aux moines furent répandus dans les villages , les hameaux et les écarts. Ils exigeaient la liberté d’agir en forêt et traduisaient l’exaspération des villageois et leur volonté de s’affranchir des redevances perçues par les moines.
Dom Poncelin avait agi avec courage et rigueur. Mais ce violent conflit montrait surtout que les moines avaient perdu la confiance et le respect qu’ils suscitaient autrefois. Le prieur quitta Léoncel à la fin de l’année 1781 et fut remplacé par Dom Prost.

Compléments et références dans les 6ème et 10ème Cahiers de Léoncel.

1er Juin 2012 Michel WULLSCHLEGER