XIIIème siècle : AU COEUR DE LA SOCIETE FEODALE

leoncel-abbaye-59.1  Il s’agit d’une rapide évocation de la structure féodale de l’espace dans lequel se conforte au XIII° siècle l’abbaye de Léoncel, des évolutions en cours et des principaux conflits dont le véritable cancer que fut pendant un bon siècle et demi la « Guerre des Episcopaux ».
STRUCTURE DE LA SOCIETE FEODALE

Nous sommes dans le Saint-Empire romain-germanique dont la frontière occidentale est constituée par le Rhône et sa rive gauche dite « d’empi » par opposition à celle de « riaume » (Royaume de France). L’espace concernant Léoncel est essentiellement constitué par les trois diocèses de Vienne, de Valence et de Die, plus modestement par celui de Grenoble.

Un archevêque tient celui de Vienne. Il est aussi comte de Vienne et « abbé » de Saint-Barnard de Romans. Les évêques de Die, de Grenoble et de Valence, sont comtes de Die, de Valence et de Grenoble, mais pas de Diois, de Valentinois et du nord du Dauphiné. Ils sont « princes d’empire » et l’empereur leur a accordé les droits régaliens de faire la guerre, de rendre la justice et de battre monnaie. On verra, chemin faisant, que le pape allait décider en 1276 de confier à un seul et même évêque les diocèses de Valence et de Die pour cause de guerre des Episcopaux. Il y a des seigneurs collectifs comme les chapitres épiscopaux dirigés par leurs doyens et les monastères anciens dirigés par leurs abbés. Le chapitre de la collégiale de Saint-Barnard, (dont l’archevêque de Vienne est l’abbé) est seigneur de Romans.
Parmi les puissants laïques, se situant au niveau des précédents on rencontre les comtes d’Albon et de Viennois, c’est-à-dire les Dauphins de Viennois : successivement au XIII° siècle ceux de la deuxième dynastie (Guigues VI disparu en 1230, Guigues VII mort en 1270, Jean I° décédé la même année sans héritier masculin) et, de la troisième dynastie Humbert I°, époux d’Anne, fille de Jean I°. On trouve aussi les comtes de Valentinois et de Diois (sans Valence et Die). Il s’agit de la famille des Poitiers « tout court », dont l’origine est encore discutée mais qui pourraient bien être sortie d’un « castrum Pictavis » situé au sud de Nyons. Nous rencontrerons successivement (Aymar I° jusque vers 1188, Aymar II jusque vers 1250, Aymar III mort vers 1268 et Aymar IV qui vécut jusqu’en 1314). On peut noter qu’au XIII° siècle les Aymar de Poitiers avaient des droits sur Tournon, Privas, Le Pouzin, le port rhodanien et le château de Baix pour lesquels ils rendaient hommage au comte de Toulouse. Il y avait eu auparavant des comtes de Diois. Le premier connu était Ponce, fils de Guillaume de Forcalquier. Le dernier fut Isoard II qui céda en 1189 ses biens à son cousin Aymar, comte de Valentinois, son plus proche parent masculin. Isoard II était peut-être le père de la fameuse Comtesse de Die. Parmi les autres familles de haute noblesse on peut citer les barons de Sassenage, les princes de Royans (Lambert –François et Bérenger), les Chabeuil, les Adhémar, les Clérieux, les La Tour-du-Pin et d’autres. Il convient de souligner l’existence de nombreuses familles de petits nobles, disposant de fiefs d’importance très diverse. Ils se montrèrent parfois généreux envers les monastères, comme les Ferrand dont la maison forte se trouvait entre Le Chaffal et La Vacherie, près de Léoncel. On en croise beaucoup grâce au cartulaire composé par Ulysse Chevalier. Ces petits nobles souvent endettés subissaient facilement l’emprise et l’influence de familles plus aisées. Mais, certains participaient à la vie collective des communautés villageoises.
A l’intérieur du Dauphiné, du Valentinois et du Diois le territoire s’organisait alors en « mandements », subdivisions inscrites dans le cadre seigneurial et qui allaient se perpétuer dans les institutions publiques de la modernité jusqu’à la révolution. A l’intérieur d’un mandement s’organisait une hiérarchie de familles nobles dominées par la plus puissante (seigneur du mandement). Ainsi le mandement d’Eygluy sur le territoire duquel a été construite l’abbaye de Léoncel fut-il dominé (et comment !) par le comte de Valentinois, leoncel-abbaye-59.2seigneur d’Eygluy depuis 1210. Ainsi le mandement de Saint-Nazaire en Royans allait-il être témoin de la progressive avancée vers le sud des dauphins de Viennois, aux dépens des Poitiers, mais avec leur accord. Ajoutons que les limites étaient rendues incertaines par la multiplication des enclaves. En 1275, à la disparition de la famille des seigneurs de Chabeuil, le mandement du même nom s’affirma comme une possession des Dauphins au cœur de terres du comté de Valentinois. Les dauphins possédaient aussi des terres à Saint Donat dans l’actuelle Drôme des collines et à Montclar dans le bassin versant de la Gervanne. Lorsqu’ils possédaient plusieurs châteaux, les puissants installaient des « châtelains » qui géraient à leur place et qu’ils contrôlaient.

leoncel-abbaye-59.3LE MOUVEMENT COMMUNAL

Animant le peuple des campagnes et des villes, se développait le mouvement communal traduit par l’octroi de « chartes de franchises et de libertés ». Le mouvement peut paraître plus tardif que dans d’autres régions, mais, en fait, l’héritage du droit romain en avait fait un espace plutôt précoce en la matière. Par contre, il est vrai que les Empereurs du Saint Empire Romain Germanique ont manifesté leur hostilité aux tentatives des villes et communautés villageoises d’obtenir des chartes de libertés. Il en fut ainsi à Valence avec Barberousse en 1178, et Frédéric II en 1204. Les Dauphins acceptaient l’octroi de « libertés » lorsqu’il servait leurs propres intérêts. Au XIII° siècle l’octroi de chartes se multiplia, ainsi que l’ élection de deux « consuls », présentés solennellement au châtelain pour faire en sa présence, la main sur l’évangile, le serment de gérer « en bons pères de famille ». Les consuls choisissaient alors leurs 12 conseillers (parmi lesquels les 2 sortants).
Dans les premières années du XIII° siècle, les Valentinois se révoltèrent sous l’épiscopat tyrannique d’Humbert de Miribel. Un compromis fut rapidement trouvé par arbitrage. En 1229, nouvelle révolte contre Guillaume de Savoie chassé de sa ville où s’organisa une sorte de république avec un recteur et un lieu de réunion dit « la maison de la confrérie ». L’évêque assiègea la ville, distribua de lourdes amendes, interdit tout rassemblement non autorisé, et confirma quand même les privilèges existants.
A Romans une longue lutte (1267-1342 !) opposa les habitants à l’abbé et au chapitre de Saint Barnard. L’église fut mise à sac, des religieux furent massacrés, des livres saints jetés dans l’Isère, des maisons démolies. Les représailles furent terribles dont plusieurs pendaisons Les seigneurs laïcs accordaient des chartes de libertés pour rallier la population au cours d’un conflit, comme les Poitiers à Etoile ou les Adhémar à Montélimar. Parfois la justification n’etait que financière (ainsi en 1288 à Buis les Baronnies, un seigneur désargenté put « se refaire ») Les communautés villageoises, parfois dirigées par de petits nobles s’organisèrent également de façon très remarquable comme nous le montrera bientôt le récit du conflit qui opposa dans les années 1280 celle de Charpey à l’abbaye de Léoncel. On note la disparition quasi totale des serfs (encore cités ouvertement au XII° siècle, par exemple dans le cartulaire de la chartreuse des Ecouges au diocèse de Grenoble et peut être indirectement dans certaines des premières chartes retenues dans celui de Léoncel).

LES GUERRES FEODALES

Les Guerres féodales furent nombreuses au XIIIème siècle, avec des épisodes courts et localisés mais très répétitifs. Créant de l’INSECURITE. elles rendaient la vie difficile et précaire, Quelques exemples : vers 125O le dauphin Guigues VII fit la guerre à Flotte de Royans et au comte de Valentinois. Il ravagea Saint-Nazaire et la région de Saint Lattier et de la Sône. Dans le même temps, l’évêque de Valence et Gontard de Chabeuil s’écharpaient au sujet de droits sur des terres et d’ un péage. L’évêque et ses alliés l’emportèrent et firent prisonnier Gontard. Vers 1270, le comte de Valentinois attaqua sa belle fille Flotte de Royans et son petit fils. En 13O1 la guerre opposait le comte et l’évêque de Die, le village de Vassieux fut malmené : c’est un épisode de la « Guerre des Episcopaux ». Interminable, cette guerre avait commencé à la fin du XII° siècle à AUREL, dans le Diois. Aymar de Poitiers possédait une bonne partie du site où les chanoines du chapitre épiscopal de Die possédaient des aussi droits dont celui de lever quelques cens. Ils en avaient confié la gestion à l’évêque Jarenton de Quint (1191-1198), lequel se hâta de faire construire un château fort. Irrité,le comte fit entrer en campagne ses troupes. Des champs furent dévastés, des maisons écroulées ou incendiées. De hauts personnages proposèrent leurs bons offices. Dans une rencontre entre le pont d’Aurel et l’église de Vercheny, on se promit une paix durable.

leoncel-abbaye-59.4Les hostilités reprirent en 1209, provoquant la destruction du village de Ponet et de gros dégâts autour de Die. Au cours de la croisade des Albigeois, l’affaire se compliqua. En effet, Aymar, feudataire de Raymond de Toulouse en rive droite du Rhône, soutint son seigneur contre Simon de Monfort. En 1216, la querelle se déplaça vers les murs et la Tour de Crest. La ville appartenait par moitié au comte et à l’évêque. Ce dernier livra sa part à Simon de Montfort qui détruisit une douzaine de villages voisins dominés par le comte, dont Rochefort, Autichamp, La Baume, La Rochette, Grâne, Upie, Montmeyran, Vaunaveys, Montoison. Pour sa part, le prélat mit à mal Chabrillan, Etoile, Barcelonne. S’étant partagé les troupes comtales, Aymar et son fils Guillaume reprirent Montoison, Crest, Upie, Montéléger et Châteaudouble. Dans une dernière campagne, l’évêque s’empara de Pontaix et de Quint. La paix fut signée en 1218, chacun récupérant à peu près ce qu’il possédait auparavant, pas toujours en bon état. Après quelques années de batailles judiciaires, la querelle ressurgit à propos du château partagé de Crest. A la suite de nouveaux excès, le pape Grégoire X (1271-1276) fulmina une menace d’excommunication et imposa une trêve.

En 1276, le pape confia les 2 évêchés à un seul et même évêque, en l’occurrence Amédée de Roussillon, prélat grand batailleur qui conduisit une première expédition du côté de Crupies où se révélèrent ses capacités militaires. Entre temps la situation s’était fortement compliquée. En effet, d’une part Silvion de Crest, de la famille des Arnaud, fondateurs de la ville au X° siècle était seigneur de Crest, d’Aouste, Divajeu, Saint-Médard et Lambres, sous la suzeraineté de l’évêque de Die. Mais un dauphin de Viennois avait obtenu les droits des évêques sur tous les fiefs de Silvion. Et, en mars 1267, le dauphin Guigues IV transmettait ces droits à… Aimar III de Poitiers. Ce dernier mourut vers 1268. Il laissait à son fils tous ses châteaux dont ceux de Grâne, Crest, Quint, Pontaix et Saou. Le jeune comte chercha des alliés et fit hommage au dauphin pour une partie de ses domaines au Mandement de Saint-Nazaire en Royans. Quelques temps après, les prétentions de l’évêque Amédée sur Crest, Divajeu et Aouste relancèrent les combats. Aymar avec les seigneurs Guigues de Bérenger (Royans), Giraud Adhémar (Montélimar) et Raymond (Châteauneuf sur Isère) devenus les « confédérés », prirent la route de Crest. Amédée de Roussillon renforcé par des montagnards du Diois gagna Saillans, puis reprit en trois jours Aouste qui fut incendiée. Apprenant l’approche d’Aymar, il remonta la vallée de la Drôme, prit Espenel, Vercheny et Pontaix, pendant qu’Aymar investissait Crest puis assiégeait Divajeu, Bourdeaux et Saillans (capitulation et pillage). L’évêque Amédée de Roussillon réussit à détacher du groupe des partisans d’Aymar, Adhémar de Montélimar. puis il revint à Saillans, en chassa les confédérés. Le pape tenta d’intervenir, mais en vain. Bientôt, pourtant, Amédée qui venait de perdre le château de Pisançon consentit à signer un traité de paix en 1278, en fait imposé par l’évêque de Langres, le connétable de France Humbert de Beaujeu et le roi Philippe le Hardi. Amédée devait abandonner Espenel, Vercheny et Pontaix, le comte devait se séparer de Divajeu, Bourdeaux et de la moitié de Crest. : il n’y eut pas de réel profit pour l’un ou pour l’autre des chefs de guerre.

leoncel-abbaye-59.5L’année suivante, Amédée attaqua les Romanais révoltés contre leur seigneur (le chapitre de Saint-Barnard) et en fit pendre quelques uns. De là, il se rendit à Saint-Paul Trois châteaux pour y réinstaller l’évêque chassé par les habitants. Entre temps, il participa au rapt de Guillaume de Montferrat, enlevé sur les terres de l’évêché de Valence et s’en constitua le gardien. Blâmé pour félonie par le pape Nicolas III, il ne remit son prisonnier que contre une forte rançon. En 1280, il voulut punir à nouveau les Romanais, mais en dépit de nombreux efforts et anathèmes pendant 7 jours, il ne parvint pas à prendre la ville. Quelques jours plus tard il perdit une partir de ses troupes dans une embuscade. Lui succéda alors sur le trône épiscopal, Jean de Genève (1283-1298) d’un tout autre style. Aymar IV traita avec lui et épousa sa sœur. C’est Jean de Genève qui poussa les Augustins de Sainte-Croix à rejoindre les Antonins en 1289. Mais bientôt, avec Guillaume de Roussillon, successeur de l’évêque Jean, la guerre reprit en 1297. A nouveau les villages furent malmenés et pillés pendant 8 ans. Nous retrouverons cette « guerre des Episcopaux » au XIV° siècle. Le site de Léoncel devait faire figure d’un havre de paix. Mais les moines cisterciens oeuvraient aussi dans la plaine et ne subirent pas sans dommages cette trop longue guerre. C’est ce qu’illustrent les deux interventions du pape Innocent IV en 1247 et 125O, évoquées dans notre texte n° 58.

leoncel-abbaye-59.6QUELQUES MOTS SUR L’ECONOMIE FEODALE

Les revenus des seigneurs les plus puissants provenaient de leurs « châtellenies », des terres constituant leurs « réserves seigneuriales » travaillées pour eux par quelques salariés et aussi par des paysans auxquels ils avaient accensées d’autres terres moyennant le paiement de droits féodaux divers et la participation à des corvées. S’ajoutaient des cens, des droits de justice et de ban, des revenus forestiers. Les vieux monastères, en dehors des espaces conservés en faire valoir direct et confiés à des convers, et les seigneurs de moindre rang reproduisaient à moindre échelle le même schéma. Il n’en allait pas encore de même pour le nouveau monachisme (Chartreux, Cisterciens, Hospitaliers, Templiers…) ,qui développait encore « l’économie grangière », les granges étant des exploitations agricoles confiées aux frères convers. Ces derniers en faisaient des modèles par leur maîtrise pour le choix des semences céréalières, pour l’hydraulique, pour l’élevage (éventail animalier, agnelage, transhumance), pour les cultures de jardin. Mais le vif succès de cette économie allait accélérer l’évolution vers le faire valoir indirect en donnant aux moines les moyens d’agrandir leur domaine temporel. Rapidement, en dépit de l’idéal autarcique, ils participèrent aux échanges qu’augmentait le développement des villes. Acheter du sel était de toutes façons un impératif. Au XIIIème siècle les routes les plus fréquentées sont, en dépit des nombreux péages, celle qui longe le Rhône, celles qui remontent l’Isère et la Drôme vers Genève, Grenoble et vers les cols alpins. De nombreux chemins traversent la plaine ou permettent de gagner la montagne (chemin muletier de Crest au Royans, via Léoncel), « route des Limouches », chemin du col de Tourniol à Barbières…). Les villes parmi lesquelles celles qui accueillent un évêque (Die, Valence, Saint-Paul Trois Châteaux, Grenoble, Vienne) ou encore Romans, restent modestes mais une « poussée urbaine » se précise dans la seconde moitié du XIII° siècle. Le Rhône et l’Isère (moins la Drôme !) participent aux échanges par voie d’eau. Le Rhône transporte du sel et du blé à la montée, des radeaux de bois à la descente, mais aussi dans les deux sens des pèlerins, des animaux, de la soie, du miel.
La vie agricole est fondée sur les labours (froment, seigle, avoine, orge), sur la viticulture, sur les cultures du jardin (fèves, pois chiches, légumes d’hiver), sur les arbres fruitiers (amandes, pommes, noix, olives), sur l’élevage (ovin, bovin pour le travail et les produits laitiers, équin et porcin avec transhumance) sur l’importance des moulins, l’irrigation et le recul de la forêt par essartage et défrichement.

1er novembre 2013 Michel Wullschleger